Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/99

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l’esprit de religion, Renan n’a cessé de marcher dans le sens de ses premières espérances ; il a fidèlement suivi le programme que l’Avenir de la science traçait à sa génération ; et, lorsqu’il livra enfin au public l’ouvrage de sa jeunesse, quarante années après l’avoir écrit, il put se rendre ce témoignage qu’il avait bien fait l’œuvre qu’il avait voulu faire.

Mais, en même temps, essayant de juger, avec cette sincérité absolue qui fut sa vertu, la portée et les conséquences de cette œuvre, il s’exprime ainsi : « Il est possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée à suivre la ruine des croyances surnaturelles, et qu’un abaissement réel du moral de l’humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses ». On ne peut lire sans émotion une déclaration semblable dans la préface d’un livre qui se proposait comme fin la réforme morale de l’humanité, et qui respirait une telle confiance dans la nécessité, dans la sainteté du progrès. D’avoir eu la force de l’écrire sans tristesse, c’est peut-être le plus éclatant témoignage que Renan ait donné de cette sérénité parfois héroïque dont il avait fait sa règle de conduite. Pour nous, devant un tel aveu, qui n’est ni accidentel ni isolé dans les derniers écrits de Renan, et fournit une preuve, entre beaucoup d’autres, de cet affaissement lent qu’a subi sa pensée, nous devons essayer de comprendre comment l’auteur de l’Avenir de la science a pu en venir à ce désaveu final, quel défaut caché a frappé son œuvre de stérilité.

Par une conséquence à peu près inévitable à l’esprit humain, Renan devait mettre la liberté intellectuelle qu’il avait conquise au service des sciences auxquelles il devait sa libération, c’est-à-dire de la philologie et de l’histoire. Or ces sciences étaient-elles en effet, comme Renan l’a cru, capables de porter le poids de la pensée humaine, de servir de base à une conception philosophique de l’univers ? Ce sont, a-t-il dit, des sciences critiques. Qu’est-ce que la critique ? Qu’est-ce que la science ?

La critique peut se définir l’application de l’intelligence humaine avec toutes ses ressources à ce problème : comprendre l’humamté. Tout ce qui n’est pas donné dans notre conscience individuelle, nous ne pouvons le connaître tel qu’il est ; nous n’en saisissons que les manifestations extérieures, les signes. Puis, à mesure qu’un spectacle s’éloigne de nos yeux et se perd dans notre souvenir, les signes en deviennent plus rares et moins expressifs ; à la complexité et à la particularité des faits se substituent des notions très générales et très simples, jusqu’à ce qu’enfin la connaissance du passé se réduise à une sorte de schématisme arbitraire, à la fois insignifiant et incohérent, qui n’offre plus de prises pour ainsi dire à l’intelligence. Il s’agit donc, pour se mettre véritablement en contact avec l’humanité disparue, de retourner de ce schématisme à la réalité, c’est-à-dire de donner de sa vie et de son âme, pour refaire de la vie et de l’âme. L’esprit naïf, avec cette faculté d’assimilation spontanée qui est la propriété vitale par excellence, projette son individualité sur les objets extérieurs ; le critique n’a pas d’autre procédé à sa disposition, puisque l’homme ne voit jamais et ne sent jamais que lui-même dans tout ce qu’il voit et dans tout ce qu’il sent ; mais il agit avec réflexion, il essaye d’élargir sa pensée, afin de la purifier de ce qu’elle pourrait avoir de trop particulier, de la