Aller au contenu

Page:Revue de métaphysique et de morale - 2.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
F. RAVAISSON.de l’habitude.

Réciproquement, dans toute sensation, hormis peut-être dans les affections internes des fonctions vitales, la mobilité et la perception ont quelque part : c’est un élément que la continuité ou la répétition ne détruit pas, mais qu’elle développe au contraire et qu’elle perfectionne. En s’appliquant aux sensations les plus obscures du goût et de l’odorat, l’activité les détache en quelque sorte de leur sujet et les transforme peu à peu en objets de perception distincte ; au sentiment elle ajoute ou elle substitue le jugement. Elle réduit de plus en plus, dans le chaud et le froid, dans l’odeur, la couleur ou le son, l’élément de l’affection et de la sensibilité pure ; elle développe l’élément de la connaissance et du jugement. Ainsi, les sensations où l’on ne cherche que le plaisir s’émoussent bientôt. Le goût devient de plus en plus obtus chez celui qui se livre par passion à l’usage fréquent des liqueurs spiritueuses ; chez celui qui cherche la science des saveurs, il devient de plus en plus délicat et subtil.

Avec la sensation, s’affaiblissent peu à peu le plaisir ou la peine qui y étaient attachés, et la peine surtout. À l’action est lié le plaisir ; la durée ne diminue pas le plaisir de l’action ; elle l’augmente[1]

Dans le mouvement même, avec l’effort, disparaît la fatigue et la peine. Et dans la sensation, sans doute, c’est l’activité encore qui intervient pour en entretenir ou pour en faire revivre les voluptés périssables. C’est elle qui, jusques en des sentiments pénibles, démêle peu à peu des émotions agréables qui s’y mêlaient, et, quand la peine s’efface, retient et développe le plaisir.

Ainsi partout, en toute circonstance, la continuité ou la répétition, la durée, affaiblit la passivité, exalte l’activité. Mais dans cette histoire contraire des deux puissances contraires, il y a un trait commun, et ce trait explique tout le reste.

Toutes les fois que la sensation n’est pas une douleur, à mesure qu’elle se prolonge ou se répète, à mesure, par conséquent, qu’elle s’efface, elle devient de plus en plus un besoin. De plus en plus, si l’impression nécessaire pour la déterminer vient à ne plus se reproduire, le trouble et le malaise accusent dans la sensibilité le désir impuissant[2].

  1. Buisson, De la divis. des phén. physiol., p. 71.
  2. M. de Biran, Infl. de l’habitude, p. 110.