Aller au contenu

Page:Revue de métaphysique et de morale - 9.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
F. RAVAISSON.TESTAMENT PHILOSOPHIQUE.

duction successive des différentes espèces ? Et en effet, ajoutons que les actes tendent à se continuer et se répéter d’où naissent les habitudes que fixe l’hérédité. Et de l’hérédité, combinée avec la tendance au mieux, peuvent naître de générations en générations, comme l’ont indiqué Lamarck et Darwin, des espèces de plus en plus parfaites[1].

Or les générations se succèdent précisément suivant un procédé qu’elles doivent employer si la puissance génératrice est âme[2], c’est-à-dire une nature généreuse, divine, ou, si l’on veut parler comme Aristote, démoniaque, qui donne en se donnant. La force génératrice, en effet, se concentre d’abord en un germe, en de minimes dimensions, puis, sous une influence fécondante en laquelle peut-être elle se dédouble, elle rayonne et se divise pour s’accroître du milieu qui l’entoure et se déploie ainsi en une nouvelle unité semblable à celle d’où elle est descendue[3].

  1. Ces perfectionnements sont comme des échappées de l’âme organisatrice qui trahit ainsi par moments, dans des occasions favorables, ses constantes tendances jusqu’à ce que, dans l’humanité, elles éclatent comme en passant de l’obscurité à la lumière. E fumo dare lucem. Mais à cette marche une condition est nécessaire et c’est justement celle que passe sous silence, tout en s’en servant, la cosmogonie du matérialisme et du positivisme, à savoir la volonté motrice.
    C’est cette suite de volontés efficaces que Descartes constate comme un fait inexplicable, révélé à l’homme par la conscience, que Malebranche et Leibnitz transportent à Dieu sans que le mystère en soit aucunement éclairci, que Hume réduit à une pure illusion, ouvrant ainsi la porte à l’idéalisme sceptique de Kant et sur lequel enfin, nous ne pouvons, après Maine de Biran, jeter d’autre lumière que d’y montrer la loi universelle avec la contradiction implicite de la coexistence intime de la simplicité contenant la multitude, unité dans la substance, variété dans les modes.
  2. Encore obscure dans les germes, l’âme brille, éclate dans l’adulte ; obscure aussi dans toute l’animalité, elle brille, elle éclate dans l’espèce humaine. Elle a plongé, pour ainsi dire, dans la matière bouillonnante, comme un poète l’a dit de Pindare, pour en ressortir d’une bouche profonde.
  3. Tout être tend à se dédoubler comme pour mieux se connaître et se saisir de soi. Il crée ainsi une image de lui-même en laquelle il se répète et se mire. C’est le phénomène dont la forme initiale est la conscience. L’évangile de saint Jean nous montre ainsi le Père se dédoublant en son Verbe ou sa Pensée. Et le même phénomène se reproduit dans toute la nature. Il se reproduit dans l’art. De là, dans les strophes hébraïques, le parallélisme ; chez les poètes modernes la rime et, dans toute la musique, l’imitation où se répète le motif toujours le même et toujours différent. La nature s’imite, dit encore Pascal, le fruit imite la fleur, la fleur imite la feuille, la feuille imite la tige. Dans tous les cas c’est le supérieur qui par une sorte de condescendance, s’abaisse à l’inférieur.
    Variante : L’esprit a le privilège de se dédoubler par une espèce de polarisation en prenant connaissance de lui-même et se mouvant. De là en tout être, tout être étant esprit à quelque degré, une scission en deux termes dont l’un est l’image de l’autre. Ce n’est pas une simple répétition, le premier des deux termes antérieur restant supérieur. Tel est dans la poésie hébraïque, comme l’a