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LA FOLLE DE BASTILICA.

elle. Ce sont eux, répéta-t-il, j’ai vu remuer le feuillage là-bas !…. Au même moment, un éclair brilla sous les châtaigniers, quelques balles sifflèrent, Pietro tomba. Il se releva ; mais sur ses genoux, trop faible pour se tenir debout.

» Caché derrière une saillie de rochers, Pietro avait tendu à Cecca sa carghéra[1] bien fournie, et placée elle-même derrière lui, elle chargeait tour à tour un de ses deux fusils qu’elle lui repassait ; insensible au danger, la courageuse jeune fille ne songeait qu’à son amant, qu’elle voyait pâle et sanglant, s’appuyer contre le rocher, et s’affaiblir à chaque instant. Cette lutte inégale ne pouvait durer ; une balle, après avoir effleuré la joue de Cecca, cassa le bras droit de Piétro ; mais, l’œil brillant encore de haine et de courage, il tendit à Cecca le fusil chargé de la dernière cartouche de sa carghera. Tire, lui dit-il, en lui montrant du doigt un ennemi qui s’avançait, tire comme la vraie femme d’un Corse, et ne manque pas ton coup. Le coup ne manqua pas, l’homme tomba. Je suis vengé, s’écria Pietro avec une joie féroce, Cecca, c’est ton père ! L’infortunée n’en entendit pas davantage ; le ciel prit pitié d’elle sans doute et lui déroba le sentiment de son malheur. Depuis ce moment, privée de raison, ne pouvant supporter aucune contrainte, pas même celle des vêtemens, elle erre au hasard au milieu de la forêt. Attirée, de temps en temps, par la faim, dans le village, pour y mendier un peu de pain qu’on ne lui refuse jamais, plainte d’abord, et négligée ensuite comme toutes les infortunes, elle passe ses nuits dans cette fatale caverne, où une sorte d’instinct vague la conduit. Un espoir confus de retrouver son Pietro la ramène parfois sur le chemin ; mais c’est une habitude plutôt qu’une pensée… »

… Nous redescendîmes à pas lents vers Bastilica ; mon guide, moins parleur que de coutume, et moi silencieux.

  1. Giberne corse qu’on porte à la ceinture.