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dramatiques de Fielding, et par quelle fatalité malheureuse peut-on s’expliquer que le plus habile romancier de l’Angleterre se soit si long-temps trompé sur sa vraie vocation ?

Y aurait-il donc entre le drame et le roman des différences plus nombreuses et plus réelles encore que les analogies apparentes, et d’ailleurs incontestables, qui les rapprochent l’un de l’autre ? Cervantes et Lesage ont passé par la même épreuve que Fielding. Avant Don Quixote et Gil-Blas, ils ont long-temps et vainement essayé leur talent sur la scène. Or, qu’en est-il resté ? Numance et Turcaret ! Mais Numance elle-même est plutôt un fragment épique dialogué, qu’un drame dans le vrai sens du mot ; et quant à Turcaret, on conviendra sans peine que le roman satirique touche à la comédie par trop de côtés pour décider la question en faveur de Lesage. Que ceux qui, après avoir lu l’admirable récit de Clavijo dans les Mémoires de Beaumarchais seraient tentés d’en conclure la double aptitude épique et dramatique de l’auteur, réfléchissent un instant sur l’intervalle immense qui sépare le Mariage de Figaro de la Mère coupable.

Pour peu qu’on y songe, en effet, on s’aperçoit bien vite que selon la nature spéciale des organisations, selon les habitudes des premières années, selon la direction particulière donnée aux idées par les évènemens de la vie active et réelle, l’esprit est porté par une prédilection invincible et fatale vers le drame ou le roman. À de certaines intelligences qui se mêlent au monde et qui le regardent attentivement, qui s’instruisent paisiblement des anecdotes sans nombre, imperceptibles en apparence, dont toute la vie est faite et tissue, qui forment en se croisant, quand on y regarde de près, la trame de toutes nos journées, qui se plaisent à étudier les caractères jusque dans leurs moindres détails, qui n’assistent jamais à l’incident le plus trivial sans demander compte à toutes les physionomies des sentimens qu’elles trahissent naïvement, ou qu’elles essaient de cacher, mais qu’un œil attentif réussit à surprendre ; à ces sortes d’intelligences le roman convient avant et mieux que toutes choses ; Leur vie de tous les jours, si animée qu’elle soit d’ailleurs, n’exclut pas