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Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 5.djvu/369

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HENRY FIELDING.

Il faut remercier la critique allemande, et en particulier Bouterwek, d’avoir établi nettement la différence qui sépare l’art, sous toutes ses formes, de la morale dogmatique. Les enseignemens de la littérature et de la poésie ne doivent jamais être qu’implicites et détournés.

Sous ce rapport, Tom Jones n’est pas plus immoral que Gil Blas. Le style de Fielding est, comme celui de Lesage, d’un naturel exquis, et ses moindres pensées, ses expressions en apparence les plus indifférentes, sont tellement à leur place, et viennent si à propos, qu’on pourrait difficilement concevoir que l’ordre en fût changé sans préjudice. C’est le style d’une conversation élégante et polie ; rarement celui d’un récit fait avec la prétention de produire un effet donné. C’est une abondance paisible et uniforme, mais sans diffusion et sans prolixité. Pour retrouver de nos jours les traces de cette manière simple et pure, il faut aller chercher en Angleterre Mackenzie et Julia de Roubigné, et en France la prose contenue et arrêtée de Mérimée.

Il faut dire de Tom Jones ce qu’on a dit avec raison de Don Quixote et de la Divine Comédie. La vie d’un homme ne contient pas deux œuvres pareilles. C’est la condensation et le résumé de toute une existence. C’est le résultat et la conclusion de plusieurs années de passions et de pensées, la formule dernière et complète de la philosophie personnelle que l’on s’est faite sur tout ce que l’on a vu et senti. Et comme le poème de Dante représente sous une forme exquise les hommes et les choses de son temps, comme il renferme et retrace les différens aspects de la vie à l’époque où vivait le poète florentin, Tom Jones a aussi le même caracère : morale et dissolution, apologie et satire des mœurs du temps, licence des classes élevées, tout s’y trouve réfléchi. On ne recommence pas impunément un pareil récit, on est fatalement condamné à le copier. On conçoit que Molière, Calderon et Shakespeare aient glorieusement multiplié leurs œuvres dramatiques. Il n’y a rien dans leur théâtre qui accuse la même faiblesse et le même épuisement que les les Eaux de Saint Roman et Redgauntlet. Un seul roman contient trois drames au moins.