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DE LA LITTÉRATURE MARITIME.

en tressèrent de quoi faire un triple collier à la terre. Le plus léger grelin était aussi épais que la tour de Montlhéry. Il fallut des canons ; mais on y renonça : car, après avoir fondu toutes les cloches de France (il y avait trente huit mille paroisses) on n’obtint qu’un pierrier d’abordage. On simula les autres avec du bois. Quant aux mâts, Riga y sacrifia ses plus belles futaies ; la Baltique en fut couverte. Il était déjà magnifique à voir, le vaisseau du patron Luzerne.

« Lorsqu’il fallut songer aux agréments, on sema trois mille arpens de gazon sur un coin du tillac, et sur cette esplanade de verdure on lâcha des éléphans, des crocodiles, des chameaux, le tout pour distraire patron Luzerne dans les ennuis du long voyage qu’il méditait. Noé fût mort de jalousie. Pour provision d’eau, on sécha une rivière : pour provision de biscuit, on condamna à la famine douze provinces : toute proportion gardée, les greniers d’abondance de Paris auraient servi de huche. À défaut de carte géographique assez grande, on le conçoit, on se résigna à prendre les distances sur la terre. De même qu’on employa le méridien de Paris pour composer l’arc de cercle de l’octan. Les lieues marquèrent les lieues ; les minutes furent des bornes milliaires. On serra soigneusement l’instrument dans un étui. Ainsi gréé, ainsi approvisionné, ainsi armé, on calcula que lorsque le mousse, enfant âgé ordinairement de dix ans, monterait à la hune, il en descendrait avec la barbe blanche et qu’un coup de canon tiré à bord aurait pu retentir du cap Corse au cap Matapan. On jeta une île dans la cale pour lest ; peut-être l’Atlantide ; d’où sa disparition de l’Océan expliquée. On aurait pu suspendre en guise de yole l’arche à son porte-manteaux.

« Enfin le jour du départ arriva. Le patron Luzerne embrassa son père, sa mère, ses amis. Les équipages reçurent d’avance trois mois de paie, en manière d’encouragement ; mais, sur le but du voyage, rien : le plus strict silence fut gardé.

« Quand les trente mille matelots furent embarqués, que le vent fut jugé favorable, le patron Luzerne monta sur la dunette et s’apprêta à donner le signal du départ.