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REVUE. — CHRONIQUE.

Vigny soit moins belle et moins pathétique, parce qu’il n’a pas, comme vous, traversé douze fois l’Océan, parce qu’il a commis, dans les strophes d’une ballade, quelques erreurs qu’un mousse de douze ans pourrait relever ? que les romans de M. Eugène Sue donnent à nos belles dames, qui aiment à rêver doucement dans l’ombre de leur alcôve, moins de plaisir et d’émotion, parce qu’il n’a pas, comme vous, écrit des pages entières dans un jargon très neuf peut-être, mais illisible pour les lecteurs de la ville, pour ceux qui préfèrent à l’odeur du goudron la lumière des bougies et les épaules de femmes ?

En vérité, monsieur, vous avez été bien mal inspiré ; et si, mettant de côté les trois préfaces dont vous avez flanqué votre nouveau livre, avec la même et sérieuse défiance que Louis xi, quand il entourait Plessis-les-Tours d’une triple muraille, j’arrive à votre livre, ma colère et mes représailles auront encore plus beau jeu. Je ne voudrais pas jurer que les élèves de l’école d’Angoulême ne trouvent dans le Négrier un rare mérite d’exactitude, une scrupuleuse et louable fidélité ; mais tout le monde, monsieur, n’est pas admis à l’école d’Angoulême. Bien des gens que j’estime, et très comme il faut, ignorent jusqu’aux premiers principes de la navigation, et c’est très mal à vous de n’avoir pas écrit pour eux. Si vous avez voulu nous enseigner la marine, je vous plains de tout mon cœur, car les marins ne vous liront pas. Si vous avez prétendu faire un traité, il fallait le publier chez Bachelier et avoir des notes de MM. Duperré, Willaumez et de Rigny. Mais travestir en roman une science aussi belle que celle que vous avez approfondie, c’est impardonnable.

Je vous conseille, monsieur, de rétracter dans la seconde partie du Négrier et dans les Aspirans de marine vos trois préfaces, et aussi de donner des cartons pour les chapitres en langage technique. Un dictionnaire ne ferait pas mal.


Le lit de camp, scènes de la vie militaire[1]. Je n’ai pas lu la Prima Doña, et à moins qu’un ordre exprès ne m’y force, j’espère bien ne jamais la lire. Le Lit de camp me suffit pour apprécier complètement les intentions et le talent de l’auteur. Dût-il écrire cent volumes, surpasser en fécondité tous les romanciers de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France pris ensemble, j’ai pris avec moi-même l’engagement sérieux de ne pas user mes yeux sur une page de plus de la même main. Je sais à quoi m’en tenir. Je sais à livres, sous et deniers ce que l’imagination du poète a maintenant en caisse.

Quel que soit l’auteur du Lit de camp, qu’il soit jeune ou vieux, célibataire ou marié, qu’il ait vécu dans les garnisons et les bivouacs, ou qu’il soit demeuré toute sa vie au coin du feu, ou dans une élégante villa, peu m’importe. Pour estimer son livre, je ne fais acception que des contes qu’il publie. Mais je lui prédis dès aujourd’hui que s’il persévère dans la voie où il est entré, et s’il prend pour argent comptant les éloges des journaux, il n’arrivera pas même au titre de mauvais écrivain. S’il dépouille un jour l’anonyme, et si les sifflets succèdent aux applaudissemens, ce sera une mémorable réfutation des accusations banales qui se colportent partout. Quand au bout de dix ans il se trouvera face

  1. Chez madame Charles Béchet, quai des Augustins.