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des liaisons que vous avez crues fortes, et qui n’ont pu tenir, des opinions que vous réputiez communes, et qui se sont métamorphosées en des dissentimens intraitables. On se retrouve, mais changé, mais chacun jeté dans d’autres voies. Au lieu de s’épanouir, les visages deviennent impénétrables et glacés ; les mains qui s’étreignaient, s’évitent et se retirent. Et l’amertume de cette situation nouvelle sera doublée, si l’on se reporte aux temps où l’on marchait ensemble, où, réuni contre l’ennemi commun, on se pressait sous le même drapeau, s’encourageant de l’œil et du geste, l’âme remplie d’un espoir unanime dans un avenir noblement conquis ; alors tant d’illusions déçues peuvent vous jeter dans un doute poignant sur vous-même, sur la certitude de vos idées et la valeur de vos croyances : cependant il faut sortir de cet état ; il faut sauver ses opinions du naufrage de ses espérances, et retrouver la force, en se repliant sur soi, comme Antée en remettant le pied sur la terre. Comment vivre, si on s’abandonne, si on se récuse soi-même, et si on laisse flotter ses pensées à la merci de quelques souvenirs ou de certaines complaisances ?

Mais il ne suffit pas de conserver en silence son indépendance : il importe aujourd’hui d’en faire usage. L’esprit ne peut plus s’en tenir à cet épicuréisme délicat, qui jouit de tout, sans se compromettre en rien : il lui est défendu d’enfouir mystérieusement ses hardiesses et sa liberté, et il ne s’appartient à lui-même qu’à la condition de se donner à tous.

Voilà ce que je me dis, monsieur, pour m’encourager. Je me répète à moi-même que je ne mérite aucun blâme, pour avoir dans mes opinions une foi qui me permet de les publier, et de m’engager dans des contradictions ouvertes avec des hommes distingués ; et cependant, si je ne vous avais promis de continuer nos causeries, je répugnerais presque aujourd’hui à poursuivre et à vous entretenir d’une école que l’on s’est accordé généralement à désigner sous le nom de doctrinaire. J’ai pu sans embarras vous parler de la politique janséniste de M. Royer-Collard, dont je n’ai jamais eu l’honneur de connaître la personne. J’ai cru devoir, dans l’intérêt de la philosophie, soumettre à l’analyse l’éclectisme emprunté d’un académicien ; mais il me coûte beau-