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Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 6.djvu/320

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REVUE DES DEUX MONDES.

de paix où ils avoient vécu, le temps que leur gentil seigneur avoit régné : car il n’étoit ni avoit été François ni Anglois qui les eût osé courroucer. » Et ces souvenirs, ces regrets éloquens, qu’il donne au suzerain heureux et puissant dont la splendeur l’enchante, il ne les refuse pas à la courtoisie du simple chevalier près de qui il chevaucha quelques jours, dans le cours de son pèlerinage historique. Souvent il interrompt la suite ordinaire de son récit, pour laisser parler celui-là même qui a vu ou fait ce qu’il veut raconter ; et c’est cette représentation animée, cette mise en scène perpétuelle de l’historien et de l’histoire qui répand sur les chroniques de Froissart tant de charme et d’intérêt : on voit qu’il ne fait pas son livre avec les livres des autres, et qu’il ne va pas chercher ses pensées dans les pensées d’un autre âge. Il est assez riche de son propre fonds, et ne connaît l’imitation ni l’emprunt.

Ainsi comprise et expliquée, l’histoire de Froissart (car ses Chroniques méritent tout-à-fait ce titre, que lui-même songeait à leur donner) présentera un caractère singulier : elle aura quelque chose de fixe et d’étroit ; mais en même temps elle se montrera simple et énergique comme le siècle dont elle est l’image ; pleine de foi et de soumission, comme les générations au sein desquelles elle poursuit son cours, et dans ce sens elle réalisera complètement ce problème d’une application si difficile, et dont je n’ai point ici à discuter le mérite, savoir que la littérature doit être l’expression de la société, car Froissart est l’écrivain féodal par excellence : non qu’il se donne à lui-même ce titre et ce rôle ; il n’a point appris à classer et à dénommer les diverses périodes de l’humanité. Le monde qui est autour de lui est le monde qui a été avant lui et qui sera après lui. Avec tout son siècle, il marche dans la foi. Quelques principes souverains, exprimés en paroles brèves et concises, et gravés non dans un code, dans un livre, mais au plus profond des cœurs, forment le droit public. Des coutumes, des traditions, la science de quelques clercs, forment le droit privé. La force ou la ruse intervient souvent, mais sans faire scandale ni détruire l’harmonie générale du système. Et puis, la chevalerie a des fêtes si