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époque qui vive encore, fleur de génie ailée, diaprée, sautillante, toujours voltigeante, insaisissable à la mort, et qui va plonger et promener, sans savoir ce qu’elle fait, ses couleurs d’azur dans le gouffre et la plus profonde nuit de l’infini chrétien. Cette fois, l’art s’est-il assez séquestré de l’humanité contemporaine ? Non pas, non pas ; poursuivons : il y a au-delà un terme qu’il faut franchir, ces figures sont encore trop réelles et trop chargées de matière. Il faut qu’elles n’aient plus ni corps, ni formes, ni feu, ni lieu ; qu’elles ne soient plus ni du présent, ni du passé ; puisqu’on ne peut tout-à-fait se défaire de l’univers, et en alléger sa nef, on le changera tant qu’on pourra. Ce sera une autre terre, un autre soleil, une autre lune ; ce sera une harmonie fausse, et un mélange de couleur d’une divine folie ; vrai rêve de l’esprit créateur, où les mondes, comme des fantômes, croissent et s’allongent dans une infinité vide et enivrée de sa propre liqueur. Et du haut de ce ciel inconnu que le spiritualisme a fait, par cette lueur inconnue, par cette brise inconnue, les anges de Jean-Paul, comme un oiseau fait sa couvée, étendront leurs ailes blanches pour achever de cacher et d’étouffer, sous leurs envergures de vingt coudées, les cris et la détresse de l’univers réel.

Voilà donc une littérature entière dans laquelle ne se retrouve pas un seul écho véritable de la société politique. Depuis l’antiquité jusqu’à elle, je sais bien que l’histoire de l’art n’est qu’un effort continuel pour se débarrasser des liens et des formes de l’état. Mais ce dernier degré d’abstraction ne devait être atteint que par la race germanique. Elle était venue de son côté, en même temps que l’évangile, pour spiritualiser le monde. À chacun de ses âges, sa mission était de perpétuer de différentes manières le miracle de la pensée sans la forme : un paganisme sans victime, une épopée sans merveilleux, un christianisme sans autel, un droit sans code, et un art sans patrie.

Le dernier terme du spiritualisme atteint, rien n’était plus possible qu’une réaction en sens contraire. Cette réaction fut décidée le jour où l’Allemagne, en se jetant dans la mêlée, changea en 1813 et 1814 le droit public de l’Europe. Dès ce