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BATAILLE DE LA TABLADA.

rirent après avoir vendu chèrement leur vie. Leurs cadavres, mutilés d’une manière à-la-fois horrible et obscène, furent apportés sur la place au moment où l’armée y pénétrait aux acclamations de la foule. Là, elle voulut en vain maintenir l’ordre dans ses rangs : chaque officier, chaque soldat, pressé dans les bras d’un frère, d’un ami, d’un inconnu, partageait l’enthousiasme général. Spectateurs émus de cette scène touchante, nous ne pûmes nous-mêmes échapper aux embrassemens du bon recteur du collège, qui, pâle, riant et pleurant à-la-fois, se précipitait les bras ouverts sur tous ceux qui étaient à sa portée. Le lendemain, nous montâmes à cheval pour visiter le champ de bataille ; il était désert et les oiseaux de proie étaient à l’ouvrage : quelques charrettes seules chargées de morts le traversaient lentement, se dirigeant vers plusieurs fosses vastes et profondes où vainqueurs et vaincus disparurent ensemble. Plus tard, nous apprîmes du chef de la police lui-même qu’on y avait déposé mille seize morts, perte énorme pour de si faibles armées, mais qui s’explique par l’acharnement des deux partis et les armes dont ils avaient fait usage. De blessés, il y en avait peu, car avec les gauchos tout homme qui tombe est un homme perdu ; parmi nous, le soldat, dans une mêlée, abat son ennemi et passe ; mais le gaucho s’acharne sur lui et le frappe encore quand il ne peut plus sentir ses coups : ceux qui ont fait la guerre de la Péninsule en savent quelque chose. Le noble sang espagnol n’est pas encore entièrement purifié du sang qu’y ont mêlé les Maures dans les temps passés.

Quinze jours après la bataille, un courrier, arrivé de Buenos-Ayres, apporta la nouvelle qu’une suspension d’armes venait d’avoir lieu entre les unitaires et les fédéraux qui bloquaient la ville. Les deux partis étaient convenus de s’en rapporter à une élection générale pour décider quelle forme de gouvernement serait enfin adoptée. Nous partîmes et nous arrivâmes deux jours avant les élections : la nouvelle que nous apportions, changea leur résultat, qui probablement eût été en faveur des fédéraux. Leurs adversaires l’emportèrent ; mais les fédéraux, qui avaient la force en main, ne voulurent pas se soumettre