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LA MORT DU DUC DE REICHSTADT.

de table. Cela ressemblait trop à la chanson de prison et de place publique, deux chansons que j’ai dans une égale horreur ; et puis, s’il faut tout vous avouer, il y avait à côté de Béranger un chansonnier qui lui a fait un grand tort dans mon esprit et dans celui de beaucoup de gens de goût qui ne se nomment pas, parce qu’ils n’osent pas encore. Ce chansonnier, c’était Désaugiers. Celui-ci, monsieur, était un joyeux poète, vif, alerte, animé, toujours à demi ivre, qui comprenait bien deux choses que nous ne comprenons plus, nous autres malheureux, le vin et les femmes ! Celui-là était un écrivain coloré, animé, sans colère et sans fiel, insouciant de l’heure à venir, jouissant de l’heure présente, jetant sa chanson au vent comme elle lui venait, et ne la limant pas comme on lime un poème épique ; celui-là était un chanteur qui n’a jamais fait pleurer personne. Bon Désaugiers ! il est mort en riant au milieu des plus atroces douleurs ! il est mort sans amis, parce qu’il n’avait jamais eu d’ennemis. Buvez à sa santé, s’il vous plaît, à votre première nuit de Noël cet hiver !

Si cette page-là avait été écrite sous la restauration, elle aurait soulevé bien des clameurs ; la restauration, temps heureux pour la littérature, le temps des haines littéraires ! Aujourd’hui il n’est personne qui ne convienne avec moi que Béranger a trop parlé de l’Empereur, qu’il s’est trop servi de notre vanité nationale, qu’il abuse de Waterloo, cette noble défaite dont la blessure a saigné si long-temps, et sur laquelle on a appliqué tant de flatteries ; sauf à moi à convenir ensuite que, pour un homme qui écrivait au hasard, qui ne savait rien de l’antiquité, qui s’était trouvé poète glorieusement, poète à l’aspect des malheurs de sa nation ; pour un homme si admiré et populaire autant que Bonaparte, Béranger est en effet un homme étonnant, en effet un poète, en effet un bon citoyen. Voilà tout ce que je puis dire. Quant à ce qu’il a fait, ce qu’il a fait restera, je ne dis pas comme ode ou comme chanson, mais comme expression des vœux, des désirs, de l’ambition, des répugnances et des voluptés d’une époque inouïe dans l’histoire, et qu’il sera