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HISTOIRE DU TAMBOUR LEGRAND.

désespoir ; et, pour dire ce qu’il y a de plus douloureux, ce cœur, c’était le mien.

Ce même jour, j’étais revenu dans ma vieille ville natale ; mais je ne voulais pas y passer la nuit, et mes desirs m’appelaient à Godesberg, pour m’asseoir aux pieds de mon amie et parler de la petite Véronique. J’étais venu visiter mes chers tombeaux. De tous mes amis, de tous mes parens que j’avais laissés vivans, je n’avais retrouvé qu’un oncle et une cousine. Si je revoyais quelques figures dans les rues, elles ne me reconnaissaient pas, et la ville elle-même semblait me regarder avec des yeux étrangers. Un grand nombre de maisons avaient été repeintes ; des visages nouveaux se montraient aux croisées ; tout semblait si mort et si frais, comme les plantes qui poussent dans un cimetière ! Où jadis on parlait français, on entendait la langue prussienne, une petite cour s’était même formée en ce lieu, et les gens portaient des titres singuliers. Le coiffeur de ma mère était devenu le coiffeur de la cour. On voyait surtout des tailleurs de cour, des cordonniers de cour, des cabaretiers de la cour. Toute la ville semblait un lazaret pour les courtisans malades. Le vieil électeur seul me reconnut. Il était toujours à son ancienne place, mais il semblait devenu plus maigre ; c’est que, sur cette place, il avait vu toutes les misères du temps ! J’étais comme au milieu d’un rêve, et je pensais à la légende des villes enchantées. Je courus à la porte de la ville, au jardin de la cour. Il y manquait plus d’un arbre, plus d’un avait péri, et les quatre grands peupliers qui m’apparaissaient autrefois comme des géans verts, étaient devenus petits. Quelques jolies filles se promenaient, parées, bariolées et semblables à des tulipes ambulantes. Je les avais connues dans leur enfance ; nous étions enfans du même voisinage, et j’avais joué avec elles au jeu de Madame monte à sa tour. Mais ces belles filles, que j’avais vues comme des boutons de rose, hélas ! elles étaient devenues des roses fanées, et sur plus d’un front, dont la vue me troublait le cœur, Saturne avait découpé avec sa faux de profondes rides. L’humble salut d’un homme que j’avais connu riche, et qui était tombé jusqu’à la condition de mendiant, m’émut profondément. Comme partout, dès que les hommes sont en décadence, ils subissent les lois de Newton, et gravitent vers les régions inférieures avec une effroyable rapidité. Un seul personnage n’avait pas changé. C’était un petit baron qui sautillait gaîment,