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REVUE DES DEUX MONDES.

Heureux songe, si ce n’est qu’un songe ! Consolante perspective digne du poète religieux qui veut allier l’enchaînement et l’essor, la soumission et la conquête, et qui conserve en son cœur le Dieu individuel, le Dieu fait homme, le Dieu nommé et prié dès l’enfance, sans rejeter pour cela le Dieu universel et presque sourd qui régénère l’humanité en masse par les épreuves nécessaires ! Assez d’hommes dans ce siècle, assez de cœurs et des plus grands, n’admettent désormais à leur usage que ce dernier aspect de Dieu, cet universalisme inexorable qui assimile la providence à une loi fatale de la nature, à un vaste rouage, intelligent si l’on veut, mais devant lequel les individus s’anéantissent, à un char incompréhensible qui fauche et broie, dans un but lointain, des générations vivantes, sans qu’il en rejaillisse du moins sur chacun une destinée immortelle. Lamartine est plus heureux que ces hommes qui pourtant sont eux-mêmes de ceux qui espèrent : il est plus complètement religieux qu’eux ; il croit aussi fermement aux fins générales de l’humanité, il croit en outre aux fins personnelles de chaque ame. Il n’immole aux vastes pressentimens qu’il nourrit, ni l’ordre continu de la tradition, ni la croyance morale des siècles, le rapport intime et permanent de la créature à Dieu, l’humilité, la grâce, la prière, ces antiques alimens dont le rationalisme veut enfin sevrer l’humanité adulte. Sa suprême raison, à lui, n’est autre que l’éternel logos, le verbe de Jean, incarné une fois et habitant perpétuellement parmi les hommes. Il ne conçoit les transformations de l’humanité, même de nos jours, que sous la redoutable condition du mystère qui est le fond de tout acte vivant, création ou renaissance. — Tel nous apparaissait Lamartine, lorsqu’hier sa voile s’enflait vers l’Orient ; tel il nous reviendra bientôt, plus pénétré et plus affermi encore, après avoir touché le berceau sacré des grandes métamorphoses.


Sainte-Beuve.