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ASPIRANT ET JOURNALISTE.

raux Bertrand et Drouot, pour leur recommander les affaires dont on venait de l’entretenir, et continuait rapidement sa visite. Il s’arrêta à quelques pas de l’endroit où j’étais, et se mit à rire. Il voyait venir quelqu’un à lui, c’était un homme vieux et maigre, marchant vite comme un courtisan attardé, affublé d’un habit de soie à la française, et d’une culotte couleur gorge de pigeon. L’accoutrement était parfaitement ridicule. Un défenseur du tiers-état dans ce costume gothique de l’ancienne cour, il y avait de quoi se moquer pendant un mois ! Tout le monde sourit en le voyant, et peut-être aussi en voyant sourire l’empereur. Napoléon reconnut à dix pas son visiteur essoufflé, et le montrant avec gaîté aux généraux de sa suite : « Tiens, dit-il, c’est l’abbé Sièyes ! » Il appuyait malignement sur le mot abbé comme pour faire une antithèse de l’habit avec la qualité. Au reste, toutes les fois que l’empereur voyait l’abbé Sièyes, ou prononçait son nom, il ne pouvait s’empêcher de rire, en se rappelant sans doute le bon tour qu’il avait joué à ce directeur si fin, si habile, qui avait eu la prétention de gouverner la France, et s’était laissé si facilement duper par le petit général Bonaparte, à qui l’on accordait bien des talens militaires, mais dont le directoire, tout en redoutant son ambition, niait la capacité politique. Après quelques mots échangés entre l’empereur et l’abbé faiseur de constitutions, Sièyes salua profondément, et Napoléon reprit sa promenade un moment interrompue : il arriva à mon soldat qui m’avait fait lire sa pétition, morceau d’éloquence soldatesque vraiment fort remarquable, je vous assure. Ce vétéran d’Aboukir et de Marengo tremblait de tous ses membres. « — Que veux-tu ? lui demanda l’empereur. — Sire, votre majesté… — Eh bien ! parle. — Dame, sire… — Quelles campagnes as-tu faites ? — Oh ! pour ça, sire, toutes avec vous. — Tu as la croix, que te faut-il de plus ? — Sire… sire… ce papier vous le dira… » Napoléon prit le placet, l’ouvrit, le parcourut, et se retournant avec bonté du côté du pétitionnaire : « Accordé, mon camarade, ton fils sera élevé aux frais de l’empire. »

« Et vous, ajouta l’empereur en venant à moi, que voulez-vous ? » Je n’étais pas préparé à cette question ; je croyais que