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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

à l’horizon et vont à mesure éteindre les anciennes. Il y a quelque chose qui nous parvient vite dans tout ce qui hâte l’oubli qu’on fera de nous, dans tout ce qui rappelle les honneurs et les palmes exclusives auxquelles on avait songé. Qu’y faire ? Il faut se répéter chaque matin, quand on ne vit pas dans un âge de barbarie, quand les rivaux abondent et que les rangs se pressent, ce que disait à Dante le peintre Oderic, puni d’orgueil au purgatoire : « Après moi, disait cette âme en rougissant, après moi, Francesco de Bologne qui déjà m’efface ; après Cimabué, le Giotto ; après le premier Guido, le second ! chacun a le cri à son tour. » Tieck, dans une Vie de poète, a bien fidèlement décrit ce mouvement de tristesse jalouse, quand Marlow se voit d’abord en présence du drame levant de Shakspeare. Mais Marlow se décide à admirer ; c’est par-là qu’il se sauve de la souffrance ; cette première émotion qui pouvait rentrer en envie, déborde en louange. Rotrou fit de même devant Corneille. — À plus forte raison la critique le doit-elle faire, à l’égard des œuvres de prix qui se succèdent. Quand elle a quelque fonds d’artiste en elle, disions-nous, elle est promptement avertie par un tact chatouilleux de ce qui se remue de poétique alentour : qu’elle se réjouisse donc d’avoir à le dire ; qu’elle mette sa gloire à saluer la première ; sa consolation comme son devoir est de ne se lasser jamais.


sainte-beuve.