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LUCRÈCE BORGIA.

Je ne crois pas que l’imagination puisse prononcer l’ostracisme et l’anathème contre dix siècles de la biographie humaine, je ne crois pas qu’elle doive rayer du livre de poésie toutes les catastrophes qui séparent la chute de Rome de la chute de Byzance. Non ; mais, pour les poétiser, il faut s’y prendre autrement.

Émouvoir est un art difficile et laborieux. La poussière des bibliothèques et le maniement des parchemins enluminés ne suppléeront jamais à la pratique de la vie humaine et à la réflexion solitaire.

C’est pourquoi, je le dis en vérité, l’art nouveau, qu’on nous donne pour le frère de Shakespeare et de Schiller, n’a pas droit de s’asseoir à la table de cette sainte famille ; car le poète de Stratford et celui de Weimar n’ont pas cru que la parole humaine pût s’adresser aux sens sans tenir compte du cœur et du cerveau. Ce qui fait la gloire du tragique allemand, bien qu’il soit très loin de l’animation et de la naïveté de son modèle, c’est l’étude attentive et profonde de l’âme humaine. Don Carlos et Wallenstein peuvent hardiment revendiquer leur parenté avec le Roi Jean et Richard iii, en invoquant leur commune supériorité sur l’histoire.

Si le réalisme, qui domine aujourd’hui dans la poésie, obtenait gain de cause, le lendemain du jour où son triomphe serait bien et dûment avéré, il faudrait ne plus croire à Dieu ni à l’âme. Car le monde que cette poésie déroule devant nos yeux est un monde sans providence et sans liberté ; c’est une nation sans nom, sans autel et sans loi, qui n’obéit qu’à l’épée, et qui ne croit qu’au bonheur de la force. — Qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, peu importe ; qu’ils le prévoient ou le nient, la vérité de ces conclusions n’a rien à faire avec ces questions secondaires.

Mais le souvenir du passé doit nous consoler, et raffermir nos espérances. Le culte de l’âme humaine pour la beauté, sous toutes ses formes, est aussi impérissable que son adoration pour Dieu, principe mystérieux des causes qu’elle étudie, que son amour de la liberté, attribut ineffaçable de sa destinée.

Nous devons le croire, le succès et la popularité de la poésie extérieure touchent à leur fin. Après le premier enivrement, la satiété suivra de bien près. La joie des sens est limitée, il n’y a