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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que, s’il n’en faut pas pour vous, il en faudra pour d’autres, et qu’ainsi, puisque m’y voilà, autant que je fasse ma pêche tout de suite. Voyez-vous, il y a d’autres voyageurs qui aiment le chamois, et ils disent quelquefois : — Demain soir, en revenant des salines, nous voudrions bien manger du chamois. — Du chamois ! une mauvaise chair noire, autant vaudrait manger du bouc. — Enfin n’importe ! — Alors quand ils ont dit cela, la maîtresse appelle Pierre, comme elle a appelé Maurice, quand vous avez dit : Je veux manger des truites ; car Pierre, c’est le chasseur, comme moi, je suis le pêcheur ; et elle dit à Pierre : — Pierre, il me faudrait un chamois, comme elle m’a dit, à moi : Maurice, il me faudrait des truites. — Pierre dit : C’est bon, — et il part avec sa carabine à deux heures du matin. Il traverse des glaciers dans les fentes desquelles le village tout entier tiendrait ; il grimpe sur des rochers où vous vous casseriez le cou vingt fois, si j’en juge par la manière dont vous avez descendu tantôt cette rigole-ci ; et puis à quatre heures de l’après-midi, il revient avec une bête au cou, jusqu’à ce qu’un jour il ne revienne pas !

— Comment cela ?

— Oui, Jean, qui était avant Pierre, s’est tué, — et Joseph, qui était avant moi, est mort d’une maladie comme vous l’appeliez tout-à-l’heure, — d’une fluxion… — Eh bien ! ça ne m’empêche pas de pêcher des truites, et ça n’empêche pas Pierre de chasser le chamois.

— Mais j’avais entendu dire, repris-je avec étonnement, que ces exercices étaient des plaisirs pour ceux qui s’y livraient, des plaisirs qui devenaient un besoin irrésistible ; qu’il y avait des pêcheurs et des chasseurs qui allaient au-devant de ces dangers, comme on va à des fêtes ; qui passaient la nuit dans les montagnes pour attendre les chamois à l’affût, qui dormaient sur la rive des fleuves pour y jeter leurs filets au point du jour.

— Ah ! oui, dit Maurice avec un accent profond dont je l’aurais cru incapable. Oui, cela est vrai, il y en a qui sont comme vous le dites.

— Mais lesquels donc ?

— Ceux qui chassent et qui pêchent pour eux.

Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine, sans cesser de regarder