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LAURETTE.

— Voulons-nous continuer notre marche, commandant, lui dis-je, la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.

Le commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes, ensuite il monta sur le marche-pied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d’un petit manteau qu’elle avait ; il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive, après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d’épaule et dit : En route, mauvaise troupe ! et nous repartîmes.

La pluie tombait toujours tristement, nous ne trouvions sur nos pas que des chevaux morts abandonnés avec leur selle. Le ciel gris et la terre grise s’étendaient sans fin ; une sorte de lumière terne, un pâle soleil tout mouillé s’abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas, nous retombâmes dans un long silence.

Je regardais mon vieux commandant ; il marchait à grands pas avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n’en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blanches d’où tombait la pluie. Il ne s’inquiétait pas de l’effet qu’avait pu faire sur moi son récit ; il ne s’était fait ni meilleur, ni plus mauvais qu’il n’était ; il n’avait pas daigné se dessiner ; il ne pensait pas à lui-même, et au bout d’un quart d’heure il entama sur le même ton une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal Masséna, où il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l’écoutai pas, quoiqu’il s’échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

La nuit vint, nous n’allions pas vite ; la boue devenait plus épaisse et plus profonde : Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d’un arbre mort, le seul arbre du chemin ; il donna d’abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval ; ensuite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l’entendais qui disait : Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds et tâche de dormir. — Allons, c’est bien ! elle n’a pas une goutte de pluie. — Ah diable ! elle a cassé ma