le désir de ne pas rester dans nos œuvres au-dessous de créatures privées de la raison. Quel est, par exemple, le soldat qui ne rougirait d’être soupçonné de lâcheté, lorsqu’il saura qu’un chien avait mérité, par son courage, de recevoir le prêt comme un homme de guerre, et était porté sur les rôles du trésorier pour part et demie d’arbalétrier ?
« Ce chien, qui avait nom Becerrillo, passa de Saint-Domingue à Porto-Rico en même temps que les chrétiens qui venaient à la conquête de cette île. Il était roux de tout le corps hors le museau, qu’il avait noir jusqu’aux yeux ; il était d’une taille moyenne, d’une forme qui n’avait rien de svelte et d’élégant ; du reste, plein de vigueur, d’audace et d’intelligence. Les chrétiens, en voyant tout ce qu’il savait faire, ne doutaient point qu’il n’eût été envoyé de Dieu, pour les aider dans cette entreprise, et l’on peut dire en toute vérité que, dans cette expédition, qui ne se composait, comme on le sait, que d’un petit nombre de soldats, il contribua bien pour un tiers à la soumission de l’île ; car il allait, au milieu de deux cents Indiens, droit à celui qui s’était enfui d’entre les chrétiens, le saisissait par le bras et l’amenait ainsi au camp. Si le prisonnier cherchait à faire résistance, ou refusait de marcher, il était à l’instant mis en pièces.
« Il arrivait parfois qu’au milieu de la nuit un prisonnier s’échappait ; mais fût-il déjà à une lieue de distance, il suffisait de dire au chien : L’Indien est parti, cherche ! Aussitôt il se mettait sur la piste du fugitif, le trouvait et le ramenait bon train. Pour les Indiens soumis, il les connaissait aussi bien qu’eût pu le faire un homme, et ne les maltraitait jamais ; mais que dans le nombre il s’en trouvât un seul, appartenant aux peuplades indépendantes, il le distinguait sur-le-champ. Dans toutes ses actions, on ne pouvait s’empêcher de voir la raison, le discernement d’un homme, et même d’un homme des plus sensés.
« J’ai dit qu’il gagnait part et demie d’arbalétrier, et toutes les fois qu’il entrait en campagne, son maître touchait régulièrement cette solde. Mais c’était un argent qu’on regardait comme bien employé, car lorsqu’il marchait avec la troupe, chaque homme sentait qu’il en valait deux. Les Indiens, de leur côté, avaient beaucoup plus peur de lui que des soldats, et ce n’était pas sans raison, puisque