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les avocats. Figurez-vous quel dégât peuvent faire des avocats dans une chose poétique ! Le général donc, après avoir poignardé sa femme, plaida avec elle : des coups d’épée il passa au divorce. Chute pitoyable ! Orosmane eut recours à Chicaneau ; Othello se transforma en Georges Dandin. Tomber d’un dénoûment de Shakespeare à un dénoûment de Molière, je ne sache rien de plus humiliant pour un mari. C’était bien la peine de commencer par tuer les gens !

L’histoire du général espagnol n’était pas du genre tragique.

Le maréchal de camp V*** était à la tête d’un corps de l’armée espagnole, lorsqu’il apprit la captivité de Ferdinand et l’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon. Transporté à cette nouvelle d’une vive indignation, et entraîné par cette chaleur d’imagination naturelle aux hommes du midi, il fit vœu de ne point se raser tant que son roi serait captif, et son pays occupé par les Français. Un pareil vœu doit peu étonner de la part d’un Espagnol ; c’était un reste des coutumes chevaleresques particulières à toute la nation. Pendant deux années, le général V***, décoré d’une barbe noire et touffue comme celle du plus beau sapeur de régiment, combattit à la tête de ses soldats. Enfin, fait prisonnier dans un engagement où les Français eurent l’avantage, il fut dirigé sur Madrid que sa femme habitait. La douceur du gouvernement de Joseph permettait le séjour de la capitale aux familles des personnages les plus compromis dans l’insurrection. Le désir de passer quelque temps auprès de sa femme, qu’il aimait tendrement, fit demander au général espagnol de s’arrêter à Madrid, avant de continuer sa route pour la France. Madame V*** obtint du général Belliard, alors gouverneur de la ville, l’autorisation que son mari désirait. Il fallait remercier le comte Belliard : le général V***, malgré les prières de sa femme, lui rendit visite sans vouloir se raser. Le général français l’engagea à aller saluer M. O’ Farrill, ministre de la guerre du roi Joseph, et lui proposa de l’accompagner. L’Espagnol accepta, non sans quelque hésitation : vainement sa femme renouvela ses instances pour faire appeler un barbier, il tint bon, et se présenta chez le ministre avec une barbe qui témoignait de sa fidélité aux sermens.

Cependant la vue de cette longue barbe, la connaissance du