Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/628

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
622
REVUE DES DEUX MONDES.

de mille malheureux, cet indigne harpagon se laisse mourir de faim, de soif, de chaud et de fatigue. Il s’est privé cinquante ans du nécessaire pour avoir du superflu, et il s’en prive encore tous les jours.

Non loin de cette indigoterie, qui s’appelle Soukçagor, sur la rive droite de l’Hougly, se trouve un saint lieu, nommé Gouptipara. Il n’est habité que par des brames, et l’on voit dans une des pagodes la chevelure de la déesse Dourga. Moi profane, moi paria, moi qu’un vrai fils de Brahma ne voudrait pas toucher du bout du doigt, je n’eusse jamais osé souiller ce saint lieu de ma présence indigne, si Gouptipara n’eût été célèbre aussi par le séjour d’une troupe de singes aussi nombreuse que celle des brames. Je suis donc entré à Gouptipara, à peu près comme Pythagore à Benarès, lui pour chercher des hommes, moi pour trouver des bêtes, ce qui est généralement plus facile. J’ai vu les arbres couverts de houlmann à longues queues[1], qui se sont mis à fuir en poussant des cris et en faisant des sauts à effrayer un homme qui n’aurait pas parcouru les forêts de Sumatra. Les Hindous, en voyant mon fusil, ont deviné aussi bien que les singes le motif de ma visite, et dix ou douze d’entre eux sont venus au-devant de moi pour m’apprendre le danger que je courais en tirant sur des animaux qui ne sont pas moins que des princes métamorphosés, cousins-germains ou peu s’en faut d’un de leurs dieux les plus révérés. J’avais bien envie de ne pas écouter ces avocats des macaques qui me récitaient avec emphase tout ce qu’il était possible de dire pour me toucher ou m’effrayer ; mais diverses considérations me retinrent, et je m’en allai. Malheureusement je n’avais pas assez d’horreur du sacrilège. Je rencontrai sur ma route une princesse si séduisante, que je ne pus résister au désir de la voir de plus près. Je lui lâchai un coup de fusil, et je fus alors témoin d’un trait aussi touchant que celui rapporté dans un des mémoires de M. Malouet. La pauvre princesse, qui portait un petit prince sur son dos, fut atteinte près du cœur ; elle sentit qu’elle était mortellement blessée, et réunissant toutes ses forces, elle saisit son petit, l’accrocha à une branche, et tomba morte à mes pieds. Un trait si maternel m’a fait plus d’im-

  1. Simia Entellus des auteurs.