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Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/668

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REVUE DES DEUX MONDES.

tinction de caste, fut enrégimenté en une armée de propriétaires dont les droits politiques et les devoirs militaires étaient en raison directe de la richesse. Les dispositions législatives qui se rattachent à cette révolution attestent dans les mœurs un grand changement dont elle dut être le résultat. Tous les actes civils qui ont la forme d’un marché, qui s’exécutent par une vente réelle ou simulée per æs et libram, ont leur origine dans l’organisation des centuries, car ils se font devant les témoins qui représentent les cinq classes de Servius-Tullius (classici). Le contrat ou marché devant témoins remplace l’ancien serment au dieu Fidius. Le mariage dans lequel on achète sa fiancée (coemtio), remplace les noces accomplies suivant les rites sacrés. En un mot, comme dit M. Ot. Müller, la constitution de Servius substitue partout des transactions pécuniaires[1] aux formes religieuses. Il paraît que l’aristocratie reprit le dessus dans la période désignée par le règne de Tarquin-le-Superbe ; mais la législation de Servius ne périt pas entièrement, elle subsista en partie, au moins comme tradition ; même au temps de la république, elle fut la charte des droits plébéiens, invoquée sans cesse et opposée aux prérogatives patriciennes dans la longue lutte qu’ils soutinrent contre elles. Puis vint la grande révolution, l’expulsion des Tarquins. Un profond mystère enveloppe cet événement défiguré par les inventions et les déclamations des âges suivans. Quant à ce qui nous occupe, ce qu’on y voit, c’est le soulèvement des mœurs contre celui qui les avait violées en la personne de Lucrèce. Quel que soit le degré de créance qu’on accorde à l’admirable récit de Tite-Live, il prouve quelque chose pour la gravité et la pureté des vieilles mœurs domestiques, pour leur empire sur les âmes, surtout quand on rapproche la chute d’Appius de celle de Tarquin. Fable ou histoire, la tradition admit deux fois que la pudeur romaine avait placé le fer vengeur aux mains de la liberté, et qu’au temps de Lucrèce, comme à celui de Virginie, les mœurs, par une insurrection vraiment sainte, amenèrent le changement des lois. Mais dans la chute des Tarquins, c’était la pudeur patricienne qui avait triomphé ; les plébéiens étaient à peu près étrangers à cette révolution accomplie par l’aristocrate Brutus, chef de la tribu des Célères et neveu du tyran. Les insignes de la royauté étrusque passèrent à des rois annuels, dont le premier fut Collatin. Les mœurs des patriciens, loin de s’adoucir après leur victoire, redoublèrent d’âpreté. Les débiteurs tombèrent en foule dans leurs mains inexorables, et peuplèrent leurs demeures, devenues semblables à des prisons et à des lieux de torture. Ce fut alors que, seize ans après la révolution patricienne qui avait enfanté

  1. Die Etrusker, t. ii, p. 387.