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avortement qui eût été un prodige. Le miracle eût été dans la chute d’une doctrine nouvelle, humaine, vraie, longuement préparée, simple, pratique, tendre, et qui venait tomber dans des âmes fatiguées comme les Romains, et dans des âmes vierges comme les barbares.

L’esprit humain est un, mais son action est multiple : elle se porte sur tous les points ; elle ne délaisse rien. La nouveauté spiritualiste habite Socrate avant d’habiter Jésus ; elle pénètre la société antique avant d’instituer la société moderne : il n’y a pas solution de continuité. L’humanité, qu’on me passe la familiarité du terme, a rejoint les deux bouts, et continue sa trame à travers les siècles.

Mais, s’il en est ainsi, comment expliquer ce découragement et ce désespoir qui déchiraient les hommes de l’antique société ? Pourquoi dans Rome cette jeunesse, lasse avant d’avoir agi, désorientée avant d’avoir regardé autour d’elle ? Pourquoi ces imaginations incrédules et superstitieuses ? Pourquoi, au milieu d’un scepticisme agité, le plaisir embrassé avec rage et servant quelquefois de suicide ? C’est qu’à cette époque du monde, l’humanité n’avait pas conscience d’elle-même ; le secret est là tout entier. Le travail des esprits les plus vigoureux préparait la société à des changemens ultérieurs, mais ne pouvait seul ni la relever ni la consoler : on se désespérait, parce qu’on ne savait pas, et l’ignorance de l’avenir faisait la douleur du présent.

Aujourd’hui, l’humanité a conscience d’elle-même ; voilà le progrès et la différence : elle se rend compte de ses épreuves et de ses contrariétés ; elle en sait la fin. Si sa rénovation est longue, elle est certaine de son aboutissement. Elle souffre, mais elle sait pourquoi. Il est vrai que cette conscience universelle n’abolit pas les angoisses particulières, et la science n’absorbe pas la douleur : nous le savons. Peut-être, dans notre temps, y a-t-il plus encore que dans tout autre des âmes froissées, dont la délicatesse saigne sous la rudesse des lois générales, de nobles impatiences cruellement déçues, de jeunes et naïves crédulités qui se sont précipitées, de la hauteur d’un faux dogmatisme, dans le gouffre froid d’un scepticisme plus faux encore. Ces souffrances sont réelles et dignes de la plus charitable compassion : nous ne leur connaissons qu’un remède, l’oubli de soi-même et le dévoûment à quelque chose d’ex-