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épée ; de l’autre elle presse sur sa poitrine sanglante les herbes salutaires qui ferment ses blessures. L’ange de l’espérance lui parle à l’oreille, et lui montre le ciel encore entr’ouvert ; le démon du désespoir creuse une tombe à ses pieds. Mais elle n’entend pas leurs paroles, et suspend son regard tranquille entre le ciel et la terre. Le fantôme du Christ est dans ses bras, il approche en vain de son sein ses lèvres décolorées, elle le laisse expirer sur sa mamelle stérile ; son visage est beau, mais d’une beauté inanimée ; de ses épaules musculeuses vient de glisser un manteau d’or et de pourpre qui tombe dans l’immensité. Comme le sphynx d’Œdipe, elle repousse du pied les ossemens des hommes qui ne l’ont pas comprise. — Son nom est la Raison.

L’autre est plus belle, mais plus triste. Tantôt elle se penche les yeux en pleurs sur un insecte qui se débat dans une goutte de rosée ; tantôt elle essuie ses paupières pour compter les grains de sable de la voie Lactée. Dans sa main gauche est un livre où épèle un enfant ; — dans sa droite, un levier dont l’extrémité repose sous l’axe du monde ; elle le soulève de temps en temps, et s’arrête en soupirant quand il est près de se briser. Alors elle s’incline sur la nuit éternelle ; un chant mélancolique flotte sur ses lèvres ; elle appuie sur son cœur la pointe d’une épée ; mais son épée ploie comme un roseau, et la nuit éternelle, ainsi qu’un miroir céleste, lui montre son image répétée partout dans l’infini. La pâleur de la mort est sur ses traits, et cependant elle ne peut mourir. Elle a reçu du serpent le fruit qui devait lui coûter la vie ; elle a bu à longs traits la ciguë ; elle est montée sur la croix du Golgotha, et cependant elle ne peut mourir. Elle a détourné la foudre ; elle a secoué dans la main de Lucifer la coupe de destruction, et elle en a recueilli chaque goutte sur la pointe d’un scalpel. Elle a empoisonné ses flèches dans le sang de Prométhée ; elle a soulevé comme Samson la colonne du temple éternel, pour s’anéantir avec lui en le brisant ; et cependant elle ne peut mourir. — L’Intelligence est son nom.


Alfred de Musset.