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ÆNEAS SYLVIUS.

commença à s’apercevoir que les mets, bien que relevés par des sauces très variées, n’étaient cependant composés que de chair de poule. Son étonnement s’accrut encore lorsqu’il fit réflexion que la contrée où il était abondait en gibier de toute espèce, et que d’ailleurs il avait eu le soin de faire annoncer son arrivée un jour d’avance, pendant lequel on devait avoir eu le temps de faire une battue. Le roi de France, moins peut-être encore pour satisfaire sa curiosité à ce sujet, que pour mettre la marquise en train de converser, dit en riant : « Madame, est-ce que dans ce pays il ne naît que des poules et point de coqs ? » La marquise comprit parfaitement l’intention de cette demande, et pensant que le moment opportun de faire connaître ses sentimens était venu, elle répondit fièrement au roi : « Non, monseigneur, mais les femmes, quels que soient les vêtemens, les honneurs et les qualités qui les distinguent, sont faites ici comme ailleurs. » À ces mots, le monarque comprit l’énigme du banquet des poules, et se tint pour averti d’être sage.

En voyant intervenir un roi de France et une marquise de Montferrat, en lisant les détails circonstanciés de l’anecdote qui les concerne, qui ne la croirait véritable ? Or, c’est ici que l’impatience du mensonge, si frivole qu’il puisse être, et l’amour de la vérité, toute peu importante qu’on la suppose, triomphent de l’impassibilité du savant. Ce savant n’est autre qu’Alde Manuce, éditeur célèbre du seizième siècle, qui a laissé un recueil de lettres familières écrites en italien, où il ne s’en trouve qu’une seule véritablement intéressante à cause de la citation qu’elle renferme ; et c’est celle que je veux faire connaître. La voici :


À M. Pietro Pisone Soazza, à Pise.

Salut.

« J’ai l’intention de m’arrêter à Pise, lieu agréable par lui-même, et qui me le deviendra plus encore par votre conversation. Avant tout, il faut que je réponde à la lettre dans laquelle vous me demandez ce que je pense de la 5e nouvelle de la 1re journée du Décaméron de Boccace, où Fiametta raconte une histoire d’amour au sujet d’une marquise de Montferrat. Je vous dirai que, sous le voile d’un conte, il est souvent arrivé à ce galant homme d’altérer considérablement la vérité. J’en juge ainsi, surtout d’après l’autorité d’un homme de mérite qui est parfaitement en état de juger des ressources du talent de Boccace. Cet homme est M. Paolo Emilio Santorio. Lorsque le monde pourra jouir, comme je le fais en ce moment, des annales qu’il a écrites, je ne crois pas que désormais on puisse attendre rien de meilleur, et de plus parfait en ce genre de composition. Je ne puis donc résister au désir de vous envoyer le morceau qui a trait à la question que