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DU POLYTHÉISME ROMAIN.

Mais je veux arriver directement à l’ouvrage posthume récemment publié, sans revenir sur les productions si connues et si variées de notre auteur. D’ailleurs, l’appréciation complète de ses travaux successifs ne deviendra guère possible que lorsque nous posséderons une édition complète des œuvres de Benjamin Constant : cette édition est un monument qu’attend la France et dont lui est redevable la veuve illustre de ce grand homme.

Benjamin Constant avait conçu une trilogie historique sur la religion ; le premier ouvrage était celui que nous connaissons sous le titre : De la Religion considérée dans sa source, dans ses formes et ses développemens. Le second est celui dont nous nous occupons en ce moment : Du Polythéisme romain considéré dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne. Le troisième devait être une histoire du christianisme. Ainsi les conceptions s’enchaînaient et les travaux de l’auteur n’étaient pas des fragmens arbitraires : la mort a coupé la trame de sa pensée.

Nous avons donc, dans l’ouvrage du Polythéisme romain, comme le testament de Benjamin Constant. C’est l’expression interrompue et dernière d’une pensée qui aurait dû prolonger sa course long-temps encore : c’est le reflet plus complet et plus fidèle qu’aucun autre ouvrage de l’homme même. Dans ce livre inachevé, l’auteur est sans cesse présent, avec son caractère, sa mélancolie, avec l’amertume des déceptions éprouvées, avec l’ironie d’un découragement qu’on dirait irrévocable : non que l’ingénieux écrivain se jette lui-même sur le devant de la scène, poussé par une grossière préoccupation de lui-même ; pour cela, il a trop d’art, de tact et de savoir-vivre ; mais involontairement, dans la peinture de la décadence et de la chute du polythéisme romain, dans l’image d’une société qui s’en va, d’une religion qui tombe, de mœurs qui se corrompent, de caractères qui se ternissent, d’esprits qui chancellent, dans le tableau d’une grande civilisation qui s’abîme longuement et perd par degrés ses honneurs, sa dignité et toutes ses chances de salut, la tristesse de Benjamin Constant sème avec une délicatesse désespérante de sensibles allusions. Encore une fois, il n’y a pas chez lui de dessein arrêté ; mais les rapprochemens lui échappent ; ce qu’ils ont d’involontaire en redouble même l’âcreté, et ses comparaisons sont d’autant plus cruelles, que leur indication