Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/351

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
347
IMPRESSIONS DE VOYAGES.

Mais le premier besoin qu’on éprouve en arrivant sur le plateau, n’est point la faim ; c’est celui d’embrasser d’un seul coup d’œil cette large nature qui vous environne : à votre droite et à votre gauche, le pic de Charmoz et l’aiguille du Dru, qui s’élancent vers le ciel comme les paratonnerres de la montagne ; devant vous, la Mer, un océan de glace, gelé au milieu du bouleversement d’une tempête, avec ses vagues aux mille formes, qui s’élèvent à soixante ou quatre-vingt pieds de haut, et ses gerçures qui s’enfoncent à quatre ou cinq cents pieds de profondeur. Au bout d’un instant de cette vue, vous n’êtes plus en France, vous n’êtes plus en Europe, vous êtes dan l’océan arctique, au-delà du Groënland ou de la Nouvelle-Zemble, sur une mer polaire, aux environs de la baie de Baffin ou du détroit de Behring.

Lorsque Payot crut que nous avions assez considéré de loin le tableau qui s’étendait au-dessous de nous, il jugea qu’il était temps de nous faire mettre les pieds sur la toile. En conséquence il se mit à descendre vers la Mer de glace, que nous dominions d’une soixantaine de pieds, par un chemin bien autrement exigu que celui du Montanvert : c’est au point que j’eus un instant d’incertitude, me demandant s’il ne valait pas mieux me servir de mon bâton ferré comme d’un balancier que comme d’un appui. Quant à Payot, il marchait là comme sur grande route, et ne se retournait même pas pour savoir si je suivais.

— Dites donc, mon brave, lui criai-je au bout d’une minute, lui donnant une épithète que dans ce moment je ne pouvais convenablement garder pour moi : dites donc, est-ce qu’il n’y a pas un autre chemin ?

— Ah ! vous voilà assis, vous ! me dit-il, que diable faites-vous là ?

— Tiens, ce que je fais, je fais que la tête me tourne, pardieu ! Est-ce que vous croyez que je suis venu au monde sur le coq d’un clocher, vous ? Vous êtes encore un fameux farceur ! — Allons, allons, venez me donner la main ; je n’y mets pas d’amour-propre, moi !

Payot remonta aussitôt vers moi, et me tendit le bout de son bâton. Grace à ce secours, je fis heureusement ma descente jusqu’au rocher situé à cinq pieds à peu près au-dessus d’une espèce de bourrelet en sable fin qui environne la Mer de glace. Arrivé