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de lui des arbres à fruits d’or, dans le lointain un fleuve, un beau et large fleuve d’argent, à ses côtés la femme jeune, chaste et nue, et vous aurez une idée de l’Eden enchanté dont cette représentaion m’ouvrit la porte.

Oh ! c’était donc cela que je cherchais, qui me manquait, qui me devait venir ; c’étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu’ils sont sur un théâtre ; c’était cette vie factice rentrant dans la vie positive à force d’art ; c’était cette réalité de la parole et des gestes qui faisait des acteurs, des créatures de Dieu, avec leurs vices, leurs vertus, leurs passions, leur faiblesses, et non pas des héros guindés, impassibles, déclamateurs et sentencieux. Oh ! Shakspeare, merci ! Oh ! Kemble et Smithson, merci ! Merci à mon Dieu ! merci à mes anges de poésie !

Je vis ainsi Romeo, Virginius, Shylock, Guillaume Tell, Othello ; je vis Macready, Kean, Young. Je lus, je dévorai le théâtre étranger, et je reconnus que dans le monde théâtral tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde réel tout émane du soleil ; que nul ne pouvait lui être comparé, car il était aussi dramatique que Corneille, aussi comique que Molière, aussi original que Calderon, aussi penseur que Goethe, aussi passionné que Schiller. Je reconnus que ses ouvrages, à lui seul, renfermaient autant de types que les ouvrages de tous les autres réunis. Enfin, je reconnus que c’était l’homme qui avait le plus créé après Dieu.

Dès-lors ma vocation fut décidée ; je sentis que cette spécialité à laquelle chaque homme est appelé, m’était offerte ; j’eus en moi une confiance qui m’avait manqué jusqu’alors, et je me lançai hardiment vers l’avenir, contre lequel j’avais toujours craint de me briser.

Cependant je ne m’abusais pas sur les difficultés de la carrière que j’embrassais. Je savais que, plus que toute autre, elle exigeait des études profondes et spéciales, et que pour expérimenter avec succès sur la nature vivante, il faut avoir longuement étudié la nature morte. Je pris donc, les uns après les autres, ces hommes de génie qui ont nom Shakspeare, Corneille, Molière, Calderon, Goethe et Schiller. J’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, et, le scalpel à la main, pendant des nuits entières, j’allai jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang. Je devinai par quel méca-