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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/113

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ÉTUDES DE L’ANTIQUITÉ.

C’est peu qu’il soit fourni des meubles indispensables aux usages de la vie ; je veux qu’il y ait, parmi son mobilier, de l’or et des pierreries que l’on puisse prendre dans la main et regarder plus d’une fois ; je veux qu’il recule des yeux certaines pièces surannées et flétries ; qu’il ne paraisse pas chez lui un mot infecté de la rouille du temps, pas une phrase d’une construction lâche et traînante comme celles des vieilles annales ; qu’il évite toute basse et insipide bouffonnerie ; qu’il varie la composition de ses périodes, et qu’il ne les termine pas toutes par une seule et uniforme cadence[1]. » Cette véhémente censure de Cicéron n’était-elle pas pour Tacite d’ingénieuses représailles ? Le Dialogue sur les orateurs montre combien l’ami de Pline-le-Jeune était riche en formes, en développemens oratoires ; il n’y a pas à s’en étonner ; tout grand historien tient nécessairement quelque chose de l’orateur.

Juste-Lipse, dans sa vie de Tacite, dit : Nominantur et ejus facetiarum libri à Fulgentio. Si donc nous en croyons le grammairien Fulgentius Planciadès, et rien n’empêche de lui prêter créance, Tacite avait écrit des facéties. Cela ne doit pas plus nous surprendre que le Dialogue sur les orateurs ; tout grand historien tient nécessairement quelque chose du poète comique.

Jamais homme ne s’est donné plus librement le spectacle des choses humaines : il se sentait venu au monde pour les voir et les écrire. Rien ne lui en interceptait l’intuition nette et vaste : il se gardait libre au milieu de toutes les opinions et de tous les évènemens. Il approuvait beaucoup de maximes chez les stoïciens, mais il ne s’asservit jamais au rigorisme absolu de cette secte ; il croyait à une fatalité continue, menant le monde ; mais il accordait à l’humaine liberté un jeu suffisant ; philosophe, il se plaisait parfois à raconter les superstitions populaires ; il n’aimait ni les Juifs ni ceux des Juifs qui s’appelaient chrétiens, mais il n’avait pas le fanatisme de la ferveur païenne. Un instinct secret, qui l’attirait vers la Grande-Bretagne et la Germanie, lui dénonçait la ruine prochaine de la société qu’il peignait ; il accepta sans abattement son siècle et sa place ; il jouit de l’amitié de Pline, de l’estime des bons, de l’admiration publique, d’une vie longue et de son génie.

  1. Dialogue sur les Orateurs, chap. 22, traduction de M. Burnouf.