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ceux qui liront ces pages ont lu ou vu Antony, et je ne leur apprendrai rien qu’ils ne sachent déjà, et mieux que moi sans doute, si surtout ils ont fait connaissance avec cette œuvre, au milieu des révélations de Mme Dorval et de Bocage.

Savez-vous que le drame moderne ou la tragédie bourgeoise, dont on pourrait peut-être, sans trop d’efforts, faire remonter l’origine chez nous jusqu’à la tragi-comédie de Corneille, ce drame qui, pendant le grand siècle, tout honteux parmi les beaux seigneurs et les passions royales, se réfugia dans quelque coin de la comédie de Molière ; qui s’enhardit bientôt, et, sous la plume de Diderot et de Beaumarchais, se mit à parler philosophie et liberté, pour venir plus tard, à travers les larmes de Misanthropie et Repentir, faire de la passion et du désespoir dans Antony ; — savez-vous que ce drame est plein d’avenir chez nous, Français d’aujourd’hui qui n’avons plus assez de gaîté pour rire aux satires de Molière, plus assez de cœur pour pleurer aux élégies de Racine, plus assez d’ame pour nous électriser aux transports de Corneille, mais qui retrouvons gaîté, cœur et ame en famille, pour des ridicules de famille, pour des douleurs de famille ; chez nous, bons bourgeois du xixe siècle, sur lesquels a passé et repassé le terrible niveau des révolutions ; sans clergé, car qu’est-ce que les prélats de France ? des vivans qui s’obstinent à mourir ! — sans aristocratie, car qu’est-ce que les pairs de France ? des mourans qui s’acharnent à vivre ! — sans royauté, car qu’est-ce que le roi de France ou des Français ? un revenant ! qui ne sait ni vivre ni mourir ! — Je dis donc que chez un tel peuple qui n’est plus enfant et qui n’est pas encore homme, peuple de petits souverains, peuple d’écoliers à peine échappés du collège, qui se moque de l’antiquité parce qu’il croit la trop connaître, de son histoire parce qu’il ne la connaît pas, de ses rois parce qu’il ne les reconnaît plus ; dans un pays où les mœurs tendent à se faire populaires, de royales qu’elles étaient, où les intérêts sont devenus républicains, après avoir été monarchiques, où les passions naguère sociales s’individualisent de plus en plus, il faut bien que le drame, parfois du moins, se résigne à descendre des hauteurs de la tragédie et des majestés de l’histoire, pour se mêler aux enfans du siècle et aux bourgeoisies