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de l’espèce. Les demi-dieux, les héros violens et abusifs tiennent de près aux âges païens, à demi esclaves et barbares ; quand ils triomphent dans nos sociétés modernes, quelles que soient d’ailleurs leur opportunité et leur nécessité passagère, ils introduisent un élément grossier, arriéré, qui pèse après eux et qui a son influence funeste.

Napoléon disparu et ce qui résultait immédiatement de son action politique étant à peu près apaisé, son exemple a passé dans le domaine de l’imagination, de la poésie, et y a fait école et contre-coup. Et ici, non plus, tout n’a pas été mal, nous sommes bien loin de le prétendre. À la contemplation de ces scènes voisines et déjà fabuleuses qui se confondaient avec nos premiers rêves du berceau, l’imagination s’est enrichie de couleurs encore inconnues ; d’immenses horizons se sont ouverts de toutes parts à de jeunes audaces pleines d’essor ; en éclat, en puissance prodigue et gigantesque, la langue et ses peintures et ses harmonies jusque-là timides ont débordé. Mais ce que je veux noter, ce qui me semble fâcheux et répréhensible, c’est qu’en passant à la région de pensée et de poésie, l’idée obsédante du grand homme a substitué presque généralement la force à l’idée morale comme ingrédient d’admiration dans les jugemens, comme signe du beau dans les œuvres. Deux autres grands hommes parallèles à Napoléon, et dont l’influence sur nous a été frappante, quoique moindre, ont aidé certes dans le même sens. Byron et Goethe, l’un par son ironie poignante et exaltée, l’autre par son calme également railleur et plus égoïste peut-être, ont autorisé ce changement d’acception du mot génie et ont prêté aux apothéoses fantastiques qu’on s’est mis à faire des grands hommes. Mais la puissance audacieuse et triomphante de Napoléon a surtout dominé ; elle a provoqué ces constructions sans nombre, et la plupart de ces statues et idoles de bronze dont on a peuplé sur son modèle les avenues de l’histoire. Tout ce qui a paru fort et puissant dans le passé a été absous, justifié et déifié, indépendamment du bien et du mal moral. La philosophie éclectique de la restauration avait déjà, malgré ses réserves sur tant de points, proclamé la théorie du succès et de la victoire, c’est-à-dire affirmé que ceux qui réussissent dans les choses humaines, les heureux et les victorieux, ont toujours raison en définitive, raison en