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MÉMOIRES DE MIRABEAU.

ration de fer, le marquis et le bailli. Tant qu’il resta au service, il était de ceux dont on pouvait dire comme de Boufflers : « Les neiges et les glaces étaient les tapis favoris de cet homme indomptable. » Après sa retraite, et à demi ruiné de fortune, il se cantonna dans un lieu très âpre, sur un roc escarpé, qui barre une double gorge sans cesse battue des vents du nord ; il y vécut dans les travaux de défrichement, changeant le roc en verger d’oliviers, adoré mais craint de ses vassaux, et la terreur des traitans et commis à la ronde. Ceux-ci n’osaient venir toucher leurs redevances, et ils attendirent qu’il fût mort pour réclamer de sa veuve les arrérages qui montèrent à 50,000 francs à la fois. Ses fils le voyaient à peine et ne l’interrogeaient pas ; ils n’auraient pas même osé lui adresser un culte direct : « Je n’ai jamais eu l’honneur, dit le marquis, père de Mirabeau, de toucher la chair de cet homme respectable. » Sa femme, par nature ou par obéissance, avait contracté les mêmes mœurs. Ayant perdu par accident un fils aîné, déjà officier, ils continrent toute marque d’affliction. En ces conjonctures, les graves époux s’enfermaient dans leur oratoire, et ils reparaissaient ensuite avec une pleine et entière sérénité. Ajoutez à ces traits une tournure d’humeur et de gaieté française, des saillies et des brusqueries plaisantes, non pas à la façon de Roquelaure ou de Rabelais, mais d’une haute dignité et grandeur comique, ainsi qu’il convenait à un Alceste demeuré féodal et antique baron. On conçoit qu’au fils d’un tel père Mirabeau captif ait écrit, et fait écrire, et entassé les suppliques en vain, sans rien arracher que des mots de cette sorte : « Cuirassé de cicatrices comme je le suis, disait le marquis inexorable, et ne m’effrayant pas de si peu, je considère de telles admonestations à un homme de poids et d’âge, comme des leçons de serinette à un éléphant. » Qu’y faire et que lui dire ? cet homme-là n’avait jamais touché la chair de son père.

Et cet homme avait mille qualités sensibles, profondes, compatissantes, et par moment l’éloquence sublime du cœur, comme le prouvent ses lettres adressées au conseil des prud’hommes qu’il avait fait élire à ses vassaux ; il avait des accens de morale riante ; il appelait Lafontaine son vrai père de l’église ; il aimait les champs, la vie agreste et simple, les coups de chapeau des fermiers, la gaieté diligente des faneuses, ou la mélancolie des automnes pro-