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POÈTES ALLEMANDS.

des Schlegel s’entendit à merveille à déguiser le mal et à l’assoupir à sa surface. Ils endormirent, à proprement parler, l’Allemagne d’un sommeil magnétique, pendant lequel passèrent autour d’elle l’invasion, les révolutions, et tout le bruit des éperons de Napoléon sans lui tirer un soupir. Pendant ce rêve de quinze années, tout l’effort de ce pays fut de se détacher du présent, et de détourner la tête de sa blessure saignante ; tous les temps furent essayés et parcourus, hors celui où l’on vivait. Ce fut, mais sous des formes originales, quelque chose de semblable au mouvement de la France sous la Restauration. La vie publique latente, et morte en apparence, une littérature résignée et mystique, la poésie prenant le voile, et se coupant ses longs cheveux, un complet renoncement à tout ce qui avait été du monde, une façon particulière de ruminer ses souvenirs, et de les interrompre à l’endroit où ils deviendraient amers, des regrets, du mystère, point d’espérances ni de bruyante popularité ; à tout prendre une manière aussi de se créer une liberté dans la gloire, et de passer triomphalement sous les fourches caudines. Les poètes s’en allaient alors au cloître avec Werner, ou au moins ils se convertissaient avec Stolberg, F. Schlegel et Adam Muller. Celui qui resta à la porte de cette petite église, et le seul dont l’engagement avec le monde ne parut pas brisé, fut Louis Tieck. Il conserva, lui, tout juste assez de doute pour railler des fantômes ; il persifla des ombres, et crut laisser en paix la vie. Tout le temps, il joua avec le scepticisme, sans songer que le nain deviendrait le géant, et que les griffes et les dents croîtraient un jour au monstre. Ce fut lui qui l’allécha le mieux. Il l’habilla de peau d’âne, et lui mit, pour marcher dans la forêt des espérances humaines, les bottes de sept lieues des contes de fées. Au sein du vieil art germanique, il introduisit le persiflage ; et parce qu’il l’avait enveloppé de candeur, il crut qu’il en était le maître, que le sourire ne dépasserait pas les lèvres, que l’esprit ainsi muselé ne se déchaînerait pas, et que le cœur au moins n’en saignerait jamais ; et c’était déjà en soi, pourtant, une ironie assez amère, pendant que la terre tremblait du bruit de la convention et de Napoléon, que tout ce peuple enivré de la coupe de la table d’Arthus, et que cette poésie carlovingienne, et ces sylphes, et ces rêves, et ces fées imprévoyantes, qui, si on les eût