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LES ROYAUTÉS LITTÉRAIRES.

Beuve appartient à cette première évolution. D’ici à deux mois nous en pourrons juger.

La seconde évolution que je voudrais voir s’accomplir en même temps dans le récit et dans le drame n’a pas encore, que je sache, de représentans avoués. Est-ce à l’auteur de Cinq-Mars ou de Notre-Dame de Paris que cette gloire est destinée ? Nous le saurons peut-être, avant d’apercevoir les premières feuilles.

Reste la troisième évolution, qui se réalisera dans un avenir plus éloigné. Celle-là, vous n’en doutez pas, sera franchement et unanimement acceptée. Préparée par les deux autres, elle ne les dominera pas, mais elle les complètera. Ce sera l’union intime et vivante de l’histoire et de la philosophie sous la forme poétique.

Si toutes ces réflexions, comme je l’espère, sont vraies, si elles expriment fidèlement une pensée qui n’est pas mienne seulement, mais qui depuis plusieurs années bourdonne sourdement sans trouver d’interprète, si j’ai raison de présager à la poésie un avenir qui n’aura rien à envier au présent, que deviendront ces dynasties si complaisamment inaugurées de nos jours ? Verrons-nous se fonder de nouvelles royautés littéraires ? Les grands noms que j’ai comptés auront-ils disparu ? Je ne le crois pas. Le moule de ces statues ne se bâtit pas en une nuit.

Mais il y a dans ces présages un enseignement sérieux. Puisque les idées victorieuses hier, aujourd’hui chancelantes, céderont demain le pas à des idées nouvelles, il ne faut pas se hâter d’élever sur un piédestal les popularités qui passent devant nous ; il faut estimer chacun pour ses œuvres, le glorifier selon sa puissance, mais nous abstenir prudemment de l’adoration et de la prière. Il ne faut pas saluer du nom de rois ceux qui nous dépassent de la tête, ni plier le genou devant eux. Il n’y a pas de royauté littéraire ; s’il y en avait une aujourd’hui, il faudrait en changer tous les jours.

Laissons venir les hommes et les choses ; laissons murmurer l’envie et l’impuissance ; ne croyons pas que l’admiration exclusive amnistie à tout jamais les erreurs de l’idole. Que la discussion et l’étude n’abandonnent pas la fantaisie, si libre qu’elle soit. Alors seulement la poésie et la critique se donneront la main ; et ce moment n’est pas loin.


Gustave Planche.