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REVUE. — CHRONIQUE.

sans nombre qu’il a dû faire dans Venise, n’aient pas produit un vaste et complet ouvrage, qui nous manque encore sur cette cité. Il eût été digne d’un écrivain qui n’a épargné nulle fatigue pour exécuter son œuvre, d’élever ce monument littéraire sur les décombres de Venise, et de la dérober ainsi à sa ruine qui s’avance chaque jour. Ces regrets s’augmentent encore en lisant le premier chapitre du roman de M. Royer, belle et noble introduction, conçue d’une façon si ingénieuse, où l’auteur, placé au sommet de la grande tour du Campanile, sur la place Saint-Marc, jette un long regard sur tout le territoire vénitien qu’on découvre du haut de cette tour, depuis le canal de Mestre qui sépare Venise de la terre ferme, depuis l’île de Santa-Chiara jusqu’à la pointe de la Douane. C’est un admirable panorama qu’il nous montre. Que de soleil, que de flots, que de marbres, de granits, de colonnes, de statues, de clochers, de voûtes et d’ogives ! D’abord, arrivé au tiers de la hauteur de la tour, à travers les meurtrières qui l’éclairent inégalement, on voit à cent pieds au-dessous de soi la foule, les hommes, le peuple de Venise et les soldats autrichiens, les vaincus et les vainqueurs, tous pêle-mêle, bien chétifs et bien petits. C’est à peine si, au milieu des matelots aux jambes velues, des pêcheurs, des gondoliers, des porte-faix, des mendians et des bourgeois, vous apercevez les uniformes blancs des troupes allemandes ; à peine si l’on distingue de loin en loin les fusils et les canons qui font leur force et assurent leur domination. Vous montez encore, les hommes ont disparu ; vous ne voyez plus qu’une ville, ses tours, ses maisons ; la matière humaine n’est plus qu’une masse d’une seule teinte. — « Ce n’est plus la terre, quoique ce ne soit pas encore le ciel, dit l’auteur. C’est Venise. Le regard ne sait où poser dans cet amas d’eau et de marbre qui étincelle de toutes parts. Montez encore ; ce n’est plus seulement une ville qui est à vos pieds, c’est un empire, l’immense dédale des lagunes et les villes qui les peuplent, la mer, le ciel, la terre ferme, et du côté du nord, les Alpes avec leur rideau de neige. Venise, dit le poète, vous apparaît alors dans toute sa splendeur. Il n’y a plus pour vous de cocarde ni de pavillon ; les cloches du Campanile ne sonnent pas d’un autre son pour l’empereur François ii, qu’elles ne sonnaient pour les doges de la république. Si un vaisseau entrant dans le port du Lido salue le fort de son artillerie ; vous pouvez croire qu’il appartient à Morosini, et qu’il revient du Péloponèse où le drapeau de Saint-Marc flotte encore en conquérant. Pour vous, l’humiliant traité de Passarowitz n’a pas abrogé celui de Carlowitz, et vous oubliez jusqu’aux noms de Léoben et de Campo-Formio. »

Cette indication des pensées de l’auteur de Venezia la Bella suffira pour