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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/85

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REVUE DE VOYAGES.

« Pour surcroît d’indignités, et comme si la coupe de mes malheurs n’eût pas été pleine jusqu’aux bords, les plus jeunes de ces démons commencèrent à attaquer ma barbe et mes moustaches, et à les arracher par grosses mèches ; ils ne cessèrent de se livrer à ce jeu infernal, que lorsque dans l’agonie de mon ame, je les eus priés, avec des paroles qui eussent attendri le cœur d’un cannibale, de m’accorder l’humble privilège de m’infliger à moi-même cette horrible torture. On eut quelque pitié de moi, et cette grace me fut accordée. Je portais, à l’époque où je fus fait prisonnier, de superbes moustaches, longues, soyeuses et bien fournies, et ma barbe ne leur cédait en rien, n’ayant pas été rasée depuis ma sortie du navire. Je résolus de les arracher poil à poil de mes propres mains et à l’aide d’une paire de coquilles tranchantes en guise de pinces, plutôt que de me soumettre à la méthode outrageuse employée par mes persécuteurs pour m’en dépouiller ; chaque poil que j’arrachais me tirait les larmes des yeux ; chaque effort faisait courir un frisson dans tout mon corps, comme si on m’y eût enfoncé un paquet d’aiguilles, et pendant que mes yeux étaient inondés de larmes que la douleur en faisait si cruellement sortir, le sang ruisselait sur mes joues et mon menton. Cette torture que j’étais obligé de me donner à moi-même, afin d’éviter qu’elle me fût donnée plus brutalement par d’autres, dura quatre jours. Mais pendant que cette foule d’énormités s’accumulait ainsi sur moi, une autre, non moins barbare, les rendait encore plus insupportables. Cette dernière, c’était la faim ! Je n’avais absolument pour nourriture que les nageoires et les os des poissons qui venaient de passer sur la table du Henneen , le chef dont j’étais l’esclave, et même n’en ayant pas en assez grande quantité pour vivre, je devins peu à peu un véritable squelette. Ayant découvert que les rats de l’île faisaient bombance sur les restes qu’on me refusait, et s’engraissaient pour l’avantage des chefs qui les mangeaient à leur tour, je dressai mes batteries pour m’emparer de quelques-uns de ces morceaux choisis. On m’avait fait savoir que c’était un crime irrémissible que de tuer un rat ; mais ma position était si désespérée, que je n’hésitai pas à compromettre ma vie d’un côté pour la conserver de l’autre. Dans l’obscurité de la nuit, je fis tomber dans mes pièges plus d’un gras coquin, et je m’en régalai avec plus de délices que le plus orgueilleux mo-