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Après nous avoir donné ces détails, il se mit à genoux et regarda sous la porte s’il n’y restait pas une traînée de poudre. Il craignait que les éperons ou les fers de bottes des officiers ne vinssent à y mettre le feu le lendemain. Ce n’est pas cela qui m’occupe le plus, dit-il en se relevant, mais ce sont mes registres, et il les regardait avec regret.

— Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.

— Ah ! mon lieutenant, quand on est dans la garde, on ne peut pas l’être trop sur son honneur. Un de nos maréchaux-des-logis s’est brûlé la cervelle lundi dernier pour avoir été mis à la salle de police. Moi je dois donner l’exemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la garde, je n’ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me rendrait bien malheureux.

Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l’armée parmi l’élite de l’élite, se croyaient déshonorés pour la plus légère faute.

— Allez ! vous êtes tous les puritains de l’honneur, lui dis-je en lui frappant sur l’épaule.

Il salua et se retira vers la caserne où était son logement ; puis, avec une innocence de mœurs particulière à l’honnête race des soldats, il revint, apportant du chenevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions assis.

C’était bien la plus charmante poule que j’aie connue de ma vie. Elle était toute blanche, sans une seule tache, et ce brave homme, avec ses gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d’argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et reconnaissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n’avait peur de personne, pas même d’un petit cochon de lait et d’une chouette qu’on avait logés auprès d’elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers ; elle recevait de nous tous des miettes de pain et du sucre tant que nous étions en uniforme, mais elle avait horreur du costume bourgeois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce déguisement, elle s’enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis xiv : magnifique canon sur lequel était gravé l’é-