Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/196

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
190
REVUE DES DEUX MONDES.

bile et muette. Puis tout à coup je cachai cet exécrable billet dans mon sein, et je sonnai avec violence. — Que ma femme de chambre fasse en cinq minutes un porte-manteau, dis-je au laquais, et que Beppo amène la gondole.

— Que voulez-vous faire, ma chère enfant ? me dit le vicomte étonné ; où voulez-vous aller ?

— Chez lord Edwards apparemment ! lui dis-je avec une ironie amère dont il ne comprit pas le sens. Allez l’avertir, repris-je, dites-lui que vous avez gagné votre salaire, et que je vole vers lui.

Il commença à comprendre que je le raillais avec fureur. Il s’arrêta irrésolu. Je sortis du salon sans dire un mot de plus, et j’allai mettre un habit de voyage. Je descendis, suivie de ma femme de chambre portant le paquet. Au moment de passer dans la gondole, je sentis une main agitée qui me retenait par mon manteau. Je me retournai. Je vis Chalm troublé et effrayé. — Où donc allez-vous ? me dit-il d’une voix altérée. — Je triomphais d’avoir enfin troublé son sang-froid de scélérat. — Je vais à Milan, lui dis-je, et je vous fais perdre les deux ou trois cents sequins que lord Edwards vous avait promis.

— Un instant, dit le vicomte furieux, rendez-moi la lettre, ou vous ne partirez pas.

— Beppo ! m’écriai-je avec l’exaspération de la colère et de la peur, en m’élançant vers le gondolier, délivre-moi de ce ruffian qui me casse le bras.

Tous les domestiques de Leoni me trouvaient douce et m’étaient dévoués. Beppo, silencieux et résolu, me saisit par la taille et m’enleva de l’escalier. En même temps il donna un coup de pied à la dernière marche, et la gondole s’éloigna au moment où il m’y déposait avec une adresse et une force extraordinaires. Chalm faillit être entraîné et tomber dans le canal. Il disparut en me lançant un regard qui était le serment d’une haine éternelle et d’une vengeance implacable.

George Sand.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.