Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/303

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
297
LEONE LEONI.

à Louis xiv, et qui est au Musée de Paris. Sur le bord du bateau, je remarquai surtout un homme vêtu d’un longue robe de soie vert-pâle, brodée de larges arabesques d’or et d’argent. Il était debout et jouait de la guitare dans une attitude si noble, sa haute taille était si bien prise, qu’il semblait fait exprès pour porter ces habits magnifiques. Je le fis remarquer à Juliette qui leva les yeux sur lui machinalement, le vit à peine et me répondit : « Oui, oui, superbe ! » en pensant à autre chose.

Nous suivions toujours, et, poussés par les autres barques, nous touchions le bateau pavoisé du côté précisément où se tenait cet homme. Juliette était aussi debout avec moi, et s’appuyait sur le couvert de la gondole pour ne pas être renversée par les secousses que nous recevions souvent. Tout à coup cet homme se pencha vers Juliette comme pour la reconnaître, passa la guitare à son voisin, arracha son masque noir et se tourna de nouveau vers nous. Je vis sa figure qui était belle et noble s’il en fut jamais. Juliette ne le vit pas. Alors il l’appela à demi-voix, et elle tressaillit comme si elle eût été frappée d’une commotion galvanique.

— Juliette ! répéta-t-il d’une voix plus forte.

— Leoni ! cria-t-elle avec transport.

C’est encore pour moi comme un rêve. J’eus un éblouissement, je perdis la vue pendant une seconde, je crois. Juliette s’élança, impétueuse et forte. Tout à coup je la vis transportée comme par magie sur le bateau, dans les bras de Leoni ; un baiser délirant unissait leurs lèvres. Le sang me monta au cerveau, me bourdonna dans les oreilles, me couvrit les yeux d’un voile plus épais, je ne sais pas ce qui se passa. Je revins à moi en montant l’escalier de mon auberge. J’étais seul. Juliette était partie avec Leoni. Je tombai dans une rage inouie, et pendant trois heures je me comportai comme un épileptique. Je reçus vers le soir une lettre de Juliette, conçue en ces termes :

« Pardonne-moi, pardonne-moi, Bustamente, je t’aime, je te vénère, je te bénis à genoux pour ton amour et tes bienfaits ; ne me hais pas, tu sais que je ne m’appartiens pas, qu’une main invisible dispose de moi, et me jette malgré moi dans les bras de cet homme. Ô mon ami, pardonne-moi, ne te venge pas, je l’aime, je ne puis vivre sans lui. Je ne puis savoir qu’il existe sans le désirer, je ne puis le