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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/402

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Oui dà ! continua-t-il sans m’écouter, savez-vous que dans mon temps j’ai été un célèbre chasseur de chamois ? Tenez, voyez-vous cette brèche, là-haut ? et ce pic, là-bas ? Figurez-vous qu’un jour…

Basta, basta, docteur, vous me raconterez cela à Venise un soir d’été que nous fumerons quelque pipe gigantesque, sous les tentes de la place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu’il débite ; et il n’y a pas de danger qu’ils donnent le moindre signe d’impatience ou d’incrédulité avant la fin de son récit, durât-il trois jours et trois nuits. Pour aujourd’hui, je veux suivre votre exemple en montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas…

— Vous ! dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif individu. Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d’un air magnifique.

— Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cuirassiers, lui dis-je avec un peu de dépit ; et pour gravir les rochers, le moindre chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

— Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et que j’ai répondu de vous ramener à Venise mort ou vif.

— Je sais qu’en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de mort sur moi ; mais voyez mon caprice, docteur ! il me prend envie de vivre encore cinq ou six jours.

— Vous n’avez pas le sens commun, répondit-il. J’ai donné d’un côté ma parole d’honneur de ne pas vous quitter ; de l’autre, j’ai fait serment d’être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la nécessité de violer un de mes deux engagemens ?

— Certainement, je le veux, docteur.

Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie : — J’ai observé, dit-il, que les petits hommes sont généralement doués d’une grande force morale, ou au moins pourvus d’un immense entêtement.

— Et c’est en raison de cette observation savante, m’écriai-je en