Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/418

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
412
REVUE DES DEUX MONDES.

ardeur et les mêmes tendresses qu’une mère pour ses enfans, et je réussissais à en guérir quelques-unes. À mesure qu’elles reprenaient la force, elles devenaient tristes, et refusaient les fèves vertes que pendant leur maladie elles mangeaient avidement dans ma main. Dès qu’elles pouvaient étendre les ailes, elles s’agitaient dans la cage et se déchiraient aux barreaux. Elles seraient mortes de fatigue et de chagrin si je ne leur eusse donné la liberté. Aussi je m’étais habitué, quoique égoïste enfant s’il en fut, à sacrifier le plaisir de la possession au plaisir de la générosité. C’était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis, j’ouvrais une main que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l’embrassais encore, le cœur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m’allait au cœur. Je la suivais long-temps des yeux ; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardin, je me mettais à pleurer amèrement, et j’en avais pour tout un jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souffrant.

Quand nous nous sommes quittés, j’étais fier et heureux de te voir rendu à vie ; j’attribuais un peu à mes soins la gloire d’y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t’eus déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s’en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu’un corps malade et stupide. Un homme m’attendait sur les marches de la piazzetta. — Du courage ! me dit-il. — Oui, lui répondis-je ; vous m’avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu’il n’avait plus qu’une heure à vivre. À présent il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C’est bien : mais pensez de moi ce que vous voudrez. Je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne.