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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

qui m’avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir. L’idée d’une éternelle solitude me fit tressaillir de joie et d’impatience, comme autrefois une pensée d’amour, et je sentis ma volonté s’élancer vers une nouvelle période de ma destinée. — C’est donc là où tu en es ? me disait une voix intérieure ; eh bien ! marche, avance, apprends.

......................... .....Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d’une crête de rochers ; c’était la dernière des Alpes. À mes pieds s’étendait la Lombardie, immense, éblouissante de lumière et d’étendue. J’étais sorti de la montagne, mais vers quel point de ma direction ? Entre la plaine et le pic d’où je la contemplais, s’étendait un beau vallon ovale, appuyé d’un côté au flanc des Alpes, de l’autre élevé en terrasse au-dessus de la plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines fertiles. Directement au-dessous de moi, un village était semé en pente dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d’un beau et vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d’une façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée de personnification s’attachait pour moi à ce monument. Il avait l’air de contempler l’Italie déroulée devant lui comme une carte géographique et de lui commander.

Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m’apprit que cette église, de forme païenne, était l’œuvre de Canova, et que le village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand sculpteur des temps modernes. — Canova était le fils d’un tailleur de pierres, ajouta le montagnard ; c’était un pauvre ouvrier comme moi.

Combien de fois le jeune manœuvre, qui devait devenir Canova, s’est-il assis sur cette roche où s’élève maintenant un temple à sa mémoire ! Quels regards a-t-il promenés sur cette Italie qui lui a décerné tant de couronnes, sur ce monde où il a exercé la paisible royauté de son génie, à côté de la terrible royauté de Napoléon ! Désirait-il, espérait-il sa gloire ? y songeait-il seulement ? Quand il avait coupé proprement un quartier de roche, savait-il que de cette main, formée aux rudes travaux, sortiraient tous les