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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/511

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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

ture de mon voyage. Comme je suivais le sentier qui conduit à votre nouvelle demeure, des cris lamentables se sont fait entendre, et je me suis dirigé vers l’endroit d’où ils semblaient partir, et là, caché derrière les broussailles, j’ai vu, sainte Vierge du ciel ! un homme qui poignardait son frère en Jésus-Christ pour lui voler sa fille et son or. La pauvre enfant appelait à son aide ses parens de la terre et du ciel. Alors un coup de vent a séparé les rameaux qui me voilaient la face, et dans son délire elle s’est cramponnée à moi, disant : Vous êtes mon sauveur. Le misérable s’est écrié, comme par raillerie : Ton sauveur, une statue ! Et là-dessus il a blasphémé. Je l’ai pris par la main en l’exhortant à prier Dieu ; il a refusé trois fois, et je l’ai étendu raide mort sur le sol, comme je faisais du temps que mon épée était de fer, non pas de marbre. À présent, commandeur, allez tenir compagnie à votre hôte, et ne me demandez plus rien jusqu’à ce que nous soyons tous réunis en conseil de famille. (Il s’assied dans le fond.)

Le Commandeur à don Juan

Eh bien ! don Juan ! il y avait long-temps que Bernardo Palenjuez était mort lorsque ta mère te conçut ; cet homme, tu ne l’as jamais touché de ta main ni de ton épée, et pourtant sa statue est là, qui se meut et qui parle. Crois-tu maintenant aux miracles ?

Don Juan.

Je crois, vieux commandeur, que tu disais vrai tout-à-l’heure : je suis ivre. Tiens, l’autre soir je soupais avec Catalina, tu sais, la joyeuse fille de la Caya-Mayor. Nous étions seuls, et la porte était fermée à clé. Eh bien ! vers le milieu de la nuit, chaque fois que je vidais mon verre, il me semblait qu’une autre femme toute pareille à ma jeune maîtresse venait s’asseoir à mes côtés ; et moi, pour ne pas interrompre ces gracieuses apparitions, je buvais toujours, de sorte que j’eus bientôt pour hôtes six belles filles au lieu d’une. Elles avaient toutes les cheveux aussi noirs, les mains aussi blanches, les pieds aussi mignons, et quand j’appelais Catalina, toutes répondaient à la fois ; de plus, la lumière de cire jaune qui nous éclairait au commencement du souper s’était, elle aussi, multipliée, et vers la fin la table resplendissait comme un autel. Tout cela flottait et dansait autour de moi ; et, pour faire durer cette comédie, je buvais encore et toujours, tellement que mes yeux se troublè-