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jeune fille, en robe de mousseline et en mules de satin rose, avait ses deux mains dans les mains d’un jeune homme, dont le bras était passé à la bride d’un cheval, et qui, revêtu de ses habits de voyage, se disposait à partir. Tous deux déploraient amèrement cette séparation de quelques heures, au moment d’une fête. Mais c’était par l’ordre de M. l’ingénieur en chef des états de Bretagne ; il y avait une longue course à faire par les difficiles chemins de Plourivo et de Saint-Clet ; aucun retard n’était possible.

Quand il eut embrassé sa fiancée, le jeune homme monta à cheval et disparut au galop, comme s’il eût voulu étouffer sa colère dans le mouvement et la secousse. — Il avait alors dix-sept ans, et ce soir même il devait danser un menuet avec la jeune fille en mules roses !

Lorsqu’il eut gravi le coteau qui domine la ville, il arrêta son cheval et pencha l’oreille en arrière, espérant saisir quelques notes de la vielle du bal ; mais il n’entendit que le rugissement de l’étang, dont la chute d’eau s’était accrue par les débordemens du ruisseau de pleurs (leleff). Il soupira et repartit.

L’orage commençait à mugir. Les éclairs et la foudre sillonnèrent les ténèbres. Bientôt la pluie tomba par torrens, la terre trembla. Le voyageur était alors à trois lieues de Châteaulaudrin, et pourtant il crut entendre, de ce côté, comme un mugissement profond et indicible. Dans ce moment il comparait sa situation à celle de ses amis qui étaient au bal, et il pensait combien ils étaient plus heureux que lui !

Or, ceux qui étaient au bal étaient tous morts, car l’étang avait crevé, et la ville était submergée.

Le jeune homme, averti le lendemain, accourut de toute la vitesse de son cheval. En arrivant, il n’aperçut plus de Châteaulaudrin que les cheminées des plus hautes maisons ; il y avait trois pieds d’eau par-dessus les halles. Il essaya vainement de parvenir jusqu’à la place, la vallée entière était un fleuve immense dont le courant emportait pêle-mêle les toitures brisées, les berceaux d’enfant et les cadavres de femmes encore parées. Ce ne fut que le second jour qu’il put pénétrer jusqu’à la demeure de la jeune fille. Il la trouva noyée, tenant la main de son danseur. Une rose qu’il lui avait donnée pour le bal était encore à sa ceinture.