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du pistolet tranchait tous les nœuds gordiens. Il était convenu que les agens du gouvernement et spécialement les officiers judiciaires de la couronne soutiendraient leurs dires sur le champ de bataille. Pour s’élever jusqu’à la dignité de juge, il fallait d’abord passer par cette espèce de service militaire. Une ou deux anecdotes feront comprendre ce qu’était l’Irlande à une époque où l’Angleterre passait pour le pays le mieux policé du globe.

Lord Kilkenny, propriétaire de terres considérables, soutenait sans cesse des procès contre ses vassaux. Il conduisait ses affaires à sa guise et perdait tous ses procès. Enfin, ennuyé de se voir toujours condamné, il résolut de tenter la fortune de la guerre, et d’attaquer successivement en duel tous les avocats qui plaideraient, tous les juges qui prononceraient une sentence, tous les avoués qui agiraient, tous les huissiers qui verbaliseraient contre lui. Il commença la campagne, en provoquant l’avoué de sa partie adverse, et ne fut pas heureux dans cette première rencontre. Deux balles cassèrent le bras du lord ; elles l’empêchèrent de se venger en brisant le crâne de l’avoué ; car il visait admirablement bien. Son fils aîné le remplaça aussitôt, et adressa son cartel à l’avocat ennemi, qu’il blessa dans le côté, et qu’il eût tué infailliblement, si une pièce de monnaie placée dans la poche du gilet n’eût amorti la balle. Le père avait eu le temps de se guérir : il s’empressa de profiter de sa convalescence pour appeler au combat le second avocat, qui reçut une blessure dangereuse. Le second fils allait entrer en lice ; mais il choisit mal son moment : comme il voulait que le troisième avocat se battît avec lui dans la salle même du tribunal, des officiers de justice s’interposèrent, arrêtèrent les deux combattans : il fallut bien que lord Kilkenny restât satisfait de la perte de ses procès et de ses trois duels.

Au milieu de cette frivolité et de cette étourderie, il y avait ordinairement de la franchise, du courage et de la générosité. Aussi ne peut-on pas présenter le trop fameux George Robert Fitz-Gerald comme un type de la nationalité irlandaise. Cet homme, ou plutôt ce tigre, a laissé en Irlande un nom célèbre, devenu synonyme de férocité et de lâcheté. Mais son existence et ses crimes prouvent bien l’état sauvage du pays et le peu d’influence que la civilisation et la loi exerçaient sur cette contrée, toute féodale