Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3.djvu/105

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
101
LEIPZIG ET LA LIBRAIRIE ALLEMANDE.

qu’elle donne à une brochure libérale, les contrefaçons ne feraient pas long-temps fortune.

Ce qui sauve pourtant les libraires allemands de tous ces accidens de censure, de contrefaçon et de mauvaises éditions, ce sont d’abord les longs crédits, le bas prix auquel ils achètent un manuscrit[1], et la cherté de leurs livres ; puis leur mode de relations peu coûteux, et par-dessus le besoin inconcevable de lecture qui domine les Allemands. En Allemagne, tout le monde lit. Le commis marchand sait deux ou trois langues ; le bourgeois peut vous réciter les plus belles odes de Schiller ; l’enfant apprend de bonne heure les fables de Gellert, et le vieillard vous parle encore du temps où paraissaient les œuvres de Wieland. Dans ce pays de repos et de réflexion, il n’y a pas un ouvrier, pas un paysan, pas une pauvre fille de village qui ne se soit fait un petit royaume littéraire, si petit qu’il soit, et quand ils ne liraient que leurs livres de prières, ce serait encore beaucoup, car là se trouvent les plus beaux morceaux de poésie

  1. Il n’y a certainement point de balance à établir entre le prix que l’on met aux ouvrages de nos bons écrivains, et celui que l’on accorde aux écrivains allemands. Un homme qui s’est acquis une haute considération par ses travaux, un professeur d’université, me disait un jour : « Pour gagner cinq mille francs par an, il me faudrait travailler jour et nuit. »

    L’homme qui est aujourd’hui le plus célèbre de l’Allemagne, et dont les œuvres sont sans doute le plus chèrement payées, ne reçoit pas dix louis par feuille pour ses meilleures nouvelles.

    Il en est de même pour les journaux littéraires. 20, 30 fr. la feuille est le prix ordinaire. Je n’en connais pas beaucoup qui paient jusqu’à 40 et 50 fr.

    En France, où on lit moins qu’en Allemagne, les recueils littéraires paient quatre fois plus cher leurs collaborateurs. À la vérité nos recueils ont beaucoup de peine à se soutenir, et prospéreront difficilement : il n’y a pas de proportion entre le nombre de leurs abonnés et le prix de leur rédaction. En Angleterre, les Revues mensuelles et trimestrielles, qui comptent plusieurs milliers de souscripteurs, et qui contiennent des feuilles beaucoup plus compactes et plus larges, ne paient cependant pas plus cher que les Revues françaises. Depuis quelque temps surtout, il s’est formé chez nous une littérature marchande qui trouve moyen, et cela au détriment de la saine et grande littérature, d’avoir carrosse et train de maison. Il arrive bien que ces honnêtes industriels ruinent assez souvent leurs éditeurs ; mais qu’est la ruine d’un pauvre diable de libraire auprès de l’inexprimable satisfaction de jeter à la tête des gens, avec la plus charmante fatuité, qu’on ne sait pas le nombre de ses valets ? Peut-être ferons-nous quelque jour l’histoire de cette littérature marchande et vide que l’on voit éclabousser insolemment les plus grands noms de l’époque.