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d’autres amis qui ne vous valent pas. — Fou et ingrat que tu es ! me disent-ils, en me raillant tendrement, tu veux toujours y retourner, et, quand tu en reviens, tu ne nous reconnais plus. — Oh ! si, je vous reconnais ! À présent il me semble que je ne vous ai jamais quittés. Vous voilà toujours jeunes, toujours heureux. — Alors, je les nomme tous, et ils m’embrassent en me donnant un nom que je ne me rappelle pas, et qui n’est pas celui que je porte dans le monde des vivans.

Cette apparition d’une troupe d’amis dont la barque me porte vers une rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma vie. Je me souviens fort bien que dans mon berceau, dès l’âge de cinq ou six ans, je voyais en m’endormant une troupe de beaux enfans couronnés de fleurs, qui m’appelaient et me faisaient venir avec eux dans une grande coquille de nacre, flottante sur les eaux, et qui m’emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du rivage imaginaire de mon île. Il y a entre eux la même disproportion qu’entre les amis enfans et les amis de mes rêves d’aujourd’hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes prairies, des libres torrens et des plantes sauvages que je vois maintenant, je voyais alors un jardin régulier, des gazons taillés, des buissons de fleurs à la portée de mon bras, des jets d’eau parfumée dans des bassins d’argent, et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine. Je ne sais pourquoi les roses bleues me semblaient les fleurs les plus surprenantes et les plus désirables. Du reste, mon rêve ressemblait aux contes de fées dont j’avais déjà la tête nourrie, mais aux souvenirs desquels je mêlais toujours un peu du mien. Maintenant il ressemble à la terre libre et vierge que je vais cherchant, et que je peuple d’affections saintes et de bonheur impossible.

Eh bien ! il m’est arrivé, l’autre soir, de me trouver en réalité dans une situation qui ressemblait un peu à mon rêve, mais qui n’a pas fini de même.

J’étais au jardin public vers le coucher du soleil. Il y avait, comme à l’ordinaire, très peu de promeneurs. Les Vénitiennes élégantes craignent le chaud et n’oseraient sortir en plein jour, mais en revanche elles craignent le froid et ne se hasardent guère dehors la nuit. Il y a trois ou quatre jours faits exprès pour elles dans chaque saison où elles font lever la couverture de la gondole, mais elles mettent rarement les pieds à terre ; c’est une espèce à part, si molle et si délicate, qu’un rayon de soleil ternit leur beauté, et qu’un souffle de la brise expose leur vie. Les hommes civilisés cherchent de préférence les lieux où ils peuvent rencontrer le beau sexe. Le théâtre, les conversazioni, les cafés et l’enceinte abritée de la Piazzetta à sept heures du soir. Il ne reste donc aux jardins que