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pour la faire aller. Il me semble alors que je dors, et que je fais un rêve qui m’est bien cher, ô ma Beppa, et dans lequel de mystérieuses créatures m’apparaissent dans une barque et passent comme toi en chantant. — Quelles sont ces mystérieuses créatures ? demanda-t-elle. — Je l’ignore, répondis-je ; ce ne sont pas des hommes, ils sont trop bons et trop beaux pour cela, et pourtant ce ne sont pas des anges, Beppa, car tu n’es pas avec eux. — Viens me raconter cela, dit-elle, j’aime les rêves à la folie. — Demain, lui dis-je, aujourd’hui rends-moi un peu l’illusion du mien. Chante, Beppa, chante avec ce beau timbre guttural qui s’éclaircit et s’épure jusqu’au son de la cloche de cristal, chante avec cette voix indolente qui sait si bien se passionner, et qui ressemble à une odalisque paresseuse qui lève peu à peu son voile et finit par le jeter pour s’élancer blanche et nue dans son bain parfumé, ou plutôt à un sylphe qui dort dans la brume embaumée du crépuscule, et qui déploie peu à peu ses ailes pour monter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante, Beppa, chante, et éloigne-toi. Dis à tes amis d’agiter les rames comme les ailes d’un oiseau des mers, et de t’emporter dans ta gondole comme une blanche Léda sur le dos brun d’un cygne sauvage. Va, romanesque fille, passe et chante, mais sache que la brise soulève les plis de ta mantille de dentelle noire, et que cette rose mystérieusement cachée dans tes cheveux par la main de ton amant va s’effeuiller, si tu n’y prends garde. Ainsi s’envole l’amour, Beppa, quand on le croit bien gardé dans le cœur de celui qu’on aime. — Adieu, maussade, me cria-t-elle, je te fais le plaisir de te quitter, mais pour te punir, je chanterai en dialecte, et tu n’y comprendras rien. Je souris de cette prétention de Beppa d’ériger son patois en langue inintelligible à des oreilles françaises. J’écoutai la barcarole, qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce qu’il semble, pour la bouche des enfans.


Coi pensieri maninconici
No te star a tormentar.
Vien con mi, montemo in gondola
Andaremo in mezo al mar.
 

Co, spandendo et lume palido
Sora l’aqua inarzentada
La se specia e la se cocola
Come dona inamorada.
 

Pasaremo i porti e l’isole
Che contorna la cità :
El sol more senza nuvole
E la luna nascarà.
 

Sta baveta che te zogola
Sui coveli sinbovolai,
No xe torbia della polvere
Dele rode e dei cavai.
 

...........

Sto remeto che ne dondola
Insordirne no se sente